Sigma 7, voler plus longtemps pour préparer l'avenir

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
15 janvier 2023 à 17h00
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Une photo prise au cours de la mission. Il y avait alors bien peu d'humains qui avaient contemplé cette vue... © NASA
Une photo prise au cours de la mission. Il y avait alors bien peu d'humains qui avaient contemplé cette vue... © NASA

Après deux premières missions orbitales réussies pour le programme Mercury, un dilemme se pose : faut-il pousser la capsule dans ses retranchements ou attendre la prochaine génération Gemini ? Les succès de l'URSS ne laissent pas beaucoup de répit à la NASA. Il faut convaincre, malgré des moyens limités.

Et surtout, il faut de la fiabilité !

Comment orienter Mercury ?

Au début de l'été 1962, les responsables de Mercury savent qu'ils ont sauvé la face du programme habité américain avec leur excellent premier semestre. Les vols successifs de John Glenn, puis de Scott Carpenter n'ont pas été sans poser quelques problèmes et ont chacun duré moins de 5 heures, mais ils ont montré que les États-Unis pouvaient relever le défi.

Pourtant, chacun sait que si l'URSS n'a pas fait voler Vostok depuis un an, c'est que quelque chose se prépare… Il faudrait donc proposer plus avec une capsule Mercury, ce qui est complexe, parce que la fusée est déjà au maximum de ses capacités. D'ailleurs, en cette période estivale, plusieurs lanceurs Atlas sont victimes de nouveaux accidents lors de leurs nombreux décollages. Il faut donc à chaque fois isoler les causes et en tirer les conclusions pour éviter un drame avec la prochaine mission habitée.

Mercury non plus n'a pas beaucoup de capacités de manœuvre, et à chaque proposition pour un vol plus long, il faut penser à aménager l'ensemble pour adapter les réserves d'air, les batteries et le carburant de manœuvre. En juillet cependant, la décision est prise : Walter Schirra volera pour un vol d'au moins 6 orbites (9 heures), préparant un futur vol Mercury d'une journée entière dans l'espace.

Il est pas venu pour empiler des maquettes © NASA
Il est pas venu pour empiler des maquettes © NASA

Walter Schirra, discret et efficace

Même s'il n'a finalement pas fait partie des premiers du groupe des « Mercury 7 » à voler, Walter « Wally » Schirra est alors un pilote de chasse qui impressionne par son parcours très ambitieux. Il faut dire que son père avant lui était pilote durant la Première Guerre mondiale avant de devenir démonstrateur et cascadeur aérien dans des salons et spectacles itinérants, transportant même sur l'aile de son biplan la future maman du petit Walter.

Ce dernier devient pilote de l'US Navy, mais demande finalement son transfert dans l'US Air Force pour participer à la guerre de Corée, au cours de laquelle il se trouve crédité de deux victoires aériennes et de 90 missions de combat. Par la suite, il passee presque une décennie à tester à peu près tous les nouveaux jets (y compris ceux qui ne seront pas sélectionnés) pour la chasse embarquée.

Intelligent, avec une capacité de réaction hors pair, Walter Schirra est aussi impulsif et indépendant. Ces traits de caractère lui vaudront plus tard une sacrée réputation pour son vol Apollo, mais en font un atout pour Mercury. Ce vol, plus long que les deux premiers, pourrait être sujet à de nombreuses pannes, et il est nécessaire de rapidement pouvoir y faire face. Pilote de réserve de Scott Carpenter sur Aurora 7, Schirra s'entraîne dur pour sa mission qu'il nommera Sigma 7 (le sigle de la somme arithmétique).

Quelques délais

Évidemment, au mois d'août, l'URSS fait voler ses missions Vostok 3 et 4 plusieurs jours d'affilée, ce qui, pour certains responsables, rend quasiment inutile la mission de Schirra. Elle reste malgré tout pertinente par rapport au programme Mercury et montre aussi le rythme rapide auquel les Américains réussissent leurs missions habitées.

En parlant de rythme, la mission aurait dû prendre place début septembre, mais pour plus de sécurité (et en particulier à cause des autres échecs), la décision est prise de faire une mise à feu statique du lanceur Atlas sur son site de lancement à Cape Canaveral. Cet essai va lui aussi prendre du retard, et finalement, le décollage de Mercury Atlas 8 (Sigma 7) n'est possible que le 3 octobre. Juste un jour avant la célébration des Soviétiques qui fêtent les 5 ans de Spoutnik !

Atlas, la fameuse fusée à "un étage et demi", décolle le 3 octobre © NASA
Atlas, la fameuse fusée à "un étage et demi", décolle le 3 octobre © NASA

Un vol sans rien à dire ?

Le décollage semble bien se passer, même si, en réalité, dès la montée au-dessus du site de lancement, la fusée subit un roulis important qui atteint pratiquement les limites de déclenchement du système d'éjection d'urgence. Heureusement, le corps principal du lanceur compense, et le reste du voyage vers l'orbite basse reste dans les limites acceptables.

Walter Schirra devient le troisième Américain en orbite autour de la Terre, au sein d'une capsule Mercury qui a un peu évolué, principalement pour lui offrir un peu plus de marge de manœuvre avec ses propulseurs servant à l'orientation (souvenez-vous, c'était un problème lors de la mission précédente), de meilleures communications et… pas grand-chose d'autre, en fait. Le côté scientifique de la mission est minimaliste, il s'agit essentiellement de prendre des photographies, de tester des filtres sur des objectifs et de documenter les régions survolées. Comble de malchance, comme pour les deux vols précédents, les dispositifs de feux d'artifice et autres éclairages spéciaux mis en place en Afrique du Sud et en Australie pour être observés depuis Mercury sont obscurcis par une épaisse couche de nuages. Autant dire que le vol a été calme.

Très calme, même. Walter Schirra communique avec le sol, documente son vol, prend des photos et termine assez vite les tâches qui lui sont assignées. Il fait aussi voler la capsule en mode « économique », c'est-à-dire en désactivant quasiment tous les systèmes actifs de pilotage, ce qui fait de l'astronaute un simple passager (ils utiliseront l'expression « voler en chimpanzé », en référence aux animaux qui ont été les pionniers du programme).

C'est là l'occasion de tenter de se repérer par rapport à la Terre, mais aussi avec un sextant par rapport aux étoiles (toujours pas 100 % concluant) ou grâce à la Lune. Walter Schirra mange, boit, se laisse flotter, effectue aussi quelques exercices de proprioception avec les yeux bandés pour étudier les effets de l'impesanteur. Il passe aussi en direct à la télévision américaine, mais l'audience n'égale pas celle du vol précédent.

Le centre de contrôle de Mercury, plus petit que les actuels : il y avait beaucoup moins de données à gérer © NASA
Le centre de contrôle de Mercury, plus petit que les actuels : il y avait beaucoup moins de données à gérer © NASA

Un retour bien préparé

Les orbites passent doucement, Walter Schirra continue de se reposer et d'identifier des villes au sol dans les régions de nuit. Il doit aussi plusieurs fois régler la température de sa combinaison, qui fonctionne mal depuis le début du vol. Il fait plus de 30 °C à l'intérieur, l'astronaute sue abondamment, et plus les orbites passent, plus il a de la buée sur son casque, même si la température est stabilisée.

À la 5e orbite, il commence à préparer la manœuvre de freinage, ne voulant pas être pris de court comme l'avait été Scott Carpenter. Mais tout se passe exactement comme prévu, il reste assez de carburant, y compris pour orienter la capsule lors de son retour à travers l'atmosphère qui est toujours aussi sportive. Cette fois, les équipes n'auront pas besoin de se précipiter à des centaines de kilomètres, puisque Mercury se pose à 7 kilomètres du point visé et à 800 mètres du porte-avions USS Kearsarge. La récupération est rapide, et Walter Schirra demande même à rester à l'intérieur de la capsule pour n'en sortir que sur le pont du navire. C'est la première fois qu'une capsule Mercury revient se poser sans aucun incident.

Récupération de la capsule Mercury sur le pont du porte-avions © NASA
Récupération de la capsule Mercury sur le pont du porte-avions © NASA

Une belle démonstration, mais…

Le vol Sigma 7, bien que très réussi et d'une durée record pour les États-Unis (9 heures et 13 minutes), ne fait pas beaucoup parler de lui. D'abord parce que c'est le troisième de cette année 1962, ce n'est donc plus vraiment une nouveauté, mais aussi parce que ce succès est vite éclipsé par la crise des missiles avec Cuba et l'Union soviétique. La légende raconte même que c'est le jour où le président Kennedy a reçu Walter Schirra et sa famille à la Maison-Blanche que les services d'espionnage lui ont présenté pour la première fois les clichés des sites en construction dans les Caraïbes.

Le vol Sigma 7 a surtout prouvé que Mercury peut très bien se comporter sur 6 orbites et plus. Cette démonstration d'ingénierie sera poussée à son paroxysme par la NASA, qui veut désormais faire voler Mercury toute une journée. Le vol de Schirra sert aussi à savoir ce qu'il est possible d'enlever sur la capsule pour embarquer plus de consommables (notamment le système de périscope). Avec cet automne 1962 réussi, la NASA sait désormais qu'il n'y a plus besoin que d'une mission supplémentaire. Elle dirige donc un maximum de ressources sur Gemini et sur la préparation du programme lunaire.

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (2)

nicgrover
L’histoire dans l’histoire… Toujours aussi intéressant.
nauxz
Mince, j’ai cru que c’était un article sur Sygma 7, un jeu des années 80 sur lequel j’ai laissé quelques nerfs au passage avec mon Amstrad… ^^
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