Frédéric Couchet : "Le DADVSI porte atteinte aux principes de neutralité technique et de responsabil

15 mai 2006 à 00h00
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Frédéric Couchet, délégué général de l'Association pour la promotion et la recherche en informatique libre, réagit au vote du Sénat sur le projet droit d'auteur

AB - Bonjour Frédéric Couchet. Quel est le sentiment de l'Association pour la promotion et la recherche en informatique libre (APRIL) sur l'adoption en 1ère lecture, le 10 mai 2006, par le Sénat du projet de loi relatif au droit d'auteur ?

FC - L'APRIL est atterrée par le vote du Sénat. Ce vote montre qu'un grand nombre de sénateurs qui sont intervenus dans le débat n'ont visiblement pas compris les enjeux de ce texte.

L'Assemblée nationale avait adopté le 17 mars 2006 des dispositions très remarquées, votées à l'unanimité des députés, notamment l'article 7 en faveur de l'interopérabilité. Ces dispositions ont alors été saluées par la presse française et nord-américaine, malheureusement cet article a été entièrement réécrit.

Le Sénat a préféré déléguer à une nouvelle autorité, imaginée par la Commission des affaires culturelles de l'institution, la charge de réguler les mesures techniques (MTP) et de garantir ou non l'interopérabilité consacrée par le texte de l'Assemblée.

Outre les nombreuses attributions et le coût, vraisemblablement élevé, de cette nouvelle "autorité administrative indépendante", c'est là un très net recul pour les droits du consommateur, pour la recherche, et pour l'innovation technologique. Ce recul a d'ailleurs été dénoncé par certains sénateurs courageux.

De plus, les sénateurs ont voté un arsenal de dispositions surréalistes contre les internautes et contre les éditeurs de logiciels. Par exemple, la partie pénale de l'amendement "Vivendi" a été renforcée (article 12 bis) et la partie civile a été réécrite dans une version encore plus extrémiste.

Pourtant, celle-ci avait été préalablement supprimée par la Commission des affaires culturelles du Sénat car, selon les propos même du rapporteur, Michel Thiollière, "les dispositions du présent article risquent de susciter, du fait de leur imprécision, une incertitude juridique qui peut être préjudiciable au développement de l'Internet, et contre laquelle la très grande majorité des acteurs de l'économie numérique l'ont vivement mise en garde." (http://www.senat.fr/rap/l05-308/l05-30877.html#toc499).

Ces deux amendements remettent en cause la neutralité de la technique et la responsabilité individuelle. On ne peut en effet tenir responsable l'inventeur d'une technique pour l'utilisation illicite qui peut en être faite.

AB - L'article sur l'interopérabilité, le seul à avoir fait l'unanimité à l'Assemblée nationale, a été révisé par le Sénat afin "d'inciter plutôt qu'imposer". Pensez-vous que les critiques d'Apple ont influencé ce choix ?

FC - L'article 7 sur l'interopérabilité ne déplaisait pas seulement à Apple mais également à Microsoft, , Vivendi Universal et au secrétaire d'État au commerce américain.

L'article avait pour effet d'ouvrir une réelle concurrence sur le marché de la musique en ligne en dotant, selon les souhaits de Renaud Donnedieu de Vabres, "le monde de l'Internet et des industries culturelles d'un cadre juridique sécurisé afin de permettre un vrai développement, une explosion même, des offres culturelles en ligne de toutes sortes, payantes, gratuites, publiques, privées, etc." (http://www.liberation.fr/page.php?Article=366047).

Par ailleurs, dans un entretien publié par l'International Herald Tribune le 2 mai 2006, Renaud Donnedieu de Vabres défendait l'article 7 de l'Assemblée nationale et s'engageait à garantir l'interopérabilité et à défendre les logiciels libres.
(http://www.iht.com/articles/2006/04/28/technology/itunes.php)

Il y déclarait notamment : "Notre intention avec cette loi est de casser l'emprise d'une technologie sur des oeuvres culturelles. Quand j'achète un cd ou une vidéo sur Internet, je dois pouvoir le lire sur n'importe quelle machine."

Mais visiblement, le travail de sape des lobbies auprès du gouvernement a marché (http://hosted.ap.org/dynamic/stories/F/FRANCE_ITUNES?SITE=VTBEN&SECTION=HOME&TEMPLATE=DEFAULT ; http://abonnes.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-651865,36-770353,0.html).

Au vu des amendements votés au Sénat, Apple et le gouvernement français sont arrivés à un accord, au prix de la négation des droits du consommateur et de ceux des acteurs du logiciel libre. Les engagements de défense de l'interopérabilité pris par le ministre de la culture ont fait long feu.

Considérant les enjeux financiers considérables, on peut se demander si les lobbies n'ont pas usé de "méthodes que la morale réprouve" - méthodes dénoncées par le député UMP Bernard Carayon sur France 2, le 13 février 2006.

AB - A votre avis, DRM, peer-to-peer et logiciels libres sont-ils incompatibles ?

FC - DRM s'entendait à l'origine comme "gestion des droits numériques", mais aujourd'hui, ce terme définit surtout un dispositif de contrôle des usages de l'utilisateur. Ainsi, le projet de loi DADVSI parle de "mesures techniques de protection" (MTP).

Rappelons qu'une licence de logiciel libre donne tout contrôle à l'utilisateur sur son logiciel. Elle lui permet de l'utiliser, de l'étudier, de le modifier pour ses besoins et de le redistribuer. Or, les DRM reposent sur le secret, secret qui doit permettre le contrôle du système de l'utilisateur. À l'inverse, les logiciels libres, reposant sur l'ouverture et la transparence, empêchent le contrôle du système de l'utilisateur.

Un DRM, en logiciel libre, serait un logiciel de contrôle des actes de l'utilisateur qui lui donne également la permission pratique et légale de s'affranchir de ce contrôle, cela n'aurait aucun sens.

Concernant le P2P, rappelons juste que les logiciels de P2P sont des outils permettant d'échanger des données de "pair à pair" ou "d'égal à égal". Il existe des logiciels de P2P libres et d'autres propriétaires.

AB - Quelle sera la marge de manœuvre des éditeurs de logiciels si le projet "droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information" fait loi et transpose ainsi la directive européenne sur le copyright (EUCD) ?

FC - Le projet de loi crée une responsabilité disproportionnée du fait d'autrui en rendant les éditeurs de logiciels d'échanges de fichiers numériques responsables des actes de leurs utilisateurs.

Le projet de loi DADVSI, notamment les amendements dits "Vivendi Universal", menace la compétitivité des entreprises françaises et porte clairement atteinte aux principes de neutralité de la technique et de responsabilité individuelle.

Il en résulte une insécurité juridique qui déstabilise la libre concurrence sur le marché du logiciel et freine les petites entreprises innovantes ("chilling effect"), l'industrie logicielle européenne est composée majoritairement de PME. Cette insécurité juridique inquiète également certaines grandes sociétés telles que Sun.

La marge de manoeuvre des éditeurs de logiciels va donc être très fortement réduite. Demain, tout logiciel permettant un usage nouveau devra passer par le filtre des majors. Ce qui est évidemment inacceptable.

AB - Quelle alternative propose l'APRIL ?

FC - Les débats ont clairement montré que nos institutions n'ont pas pu fonctionner correctement, du fait des pressions intenses qui ont eu lieu à l'égard de nos représentants. Pressions dénoncées par des députés et des sénateurs et relatées notamment par le Journal du Dimanche du 19 mars 2006 dans un article intitulé "Le téléchargement sous influences".

En outre, le projet de loi DADVSI a pour objet de transposer une directive européenne vieille de plus de 5 ans dans un contexte numérique en évolution constante. L'efficacité de l'EUCD est remise en cause par des juristes des différents pays de l'Union. Parallèlement, la Commission européenne a lancé une étude de révision de la directive, car ce texte va à l'encontre de ses objectifs d'harmonisation et ne répond qu'aux attentes d'une poignée d'industriels.

Toutefois, une réforme du droit d'auteur en France est nécessaire. Considérant l'absence de concertation préalable à la rédaction du texte, considérant la procédure de révision en cours au niveau européen, nous estimons que seuls le retrait du projet de loi DADVSI, la création d'une mission d'information parlementaire et l'organisation "d'assises du numérique", ouvertes à toutes les parties concernées, permettront la rédaction d'un texte équilibré et réaliste.

Le ministre de la culture avait pris l'engagement, en séance publique le jeudi 9 mars 2006 devant l'Assemblée, de "ne pas convoquer immédiatement la commission mixte paritaire, mais d'organiser une navette" en cas de divergence fondamentale entre l'Assemblée nationale et le Sénat.

Face à l'ampleur des divergences entre les deux textes et au nom du respect de la souveraineté du Parlement, le gouvernement aurait du organiser une navette supplémentaire. Malgré les engagements pris, la commission mixte paritaire est annoncée pour le 30 mai 2006. Il est intolérable que le sort de ce projet de loi soit scellé à l'occasion d'une réunion à huis clos entre 7 députés et 7 sénateurs.

Alors que les deux précédentes grandes lois sur le droit d'auteur en France (1957 et 1985) avaient été adoptées à l'unanimité, le ministre de la culture actuel a échoué. Renaud Donnedieu de Vabres n'est pas parvenu à rassembler sur son projet visant à adapter le droit d'auteur français à l'ère du numérique.

AB - Quid du rôle des acteurs politiques ?

FC - Je dirais qu'au delà de l'échec personnel pour le ministre de la culture, le DADVSI est sans aucun doute une nouvelle illustration du dysfonctionnement généralisé de nos institutions en cette fin de règne.

Comment voulez-vous que la loi soit l'expression de la volonté générale, quand les élus sont soumis à des pressions intolérables tant de la part des lobbies que de l'exécutif ou de leur chef de parti?

Par exemple, est-il normal que Nicolas Sarkozy envoie son attaché parlementaire pour vérifier que les députés ont voté les amendements "Vivendi" conformément à la ligne du parti ? Il faut cependant noter que ce qui vaut pour l'UMP vaut aussi pour l'UDF et le PS.

L'UDF a visiblement des ambitions mais bien peu de convictions. S'abstenir sur un texte que l'on n'a de cesse de critiquer est pour le moins étonnant. François Bayrou a su se montrer pendant le débat à l'Assemblée mais, depuis, est absent dans ce débat. Aurait-il peur de déplaire aux "people" de l'industrie du disque et du cinéma, dont le soutien affiché sera si utile pour la présidentielle 2007 ?

Quant au PS, sa doctrine en matière de politique culturelle sur Internet est en fait la position du parti arrêtée par Anne Hidalgo, d'ailleurs pressentie comme future ministre de la culture !

Il est sûr qu'elle fera consensus puisqu'elle est l'auteur d'un rapport préconisant la mise en place d'un système de filtrage généralisé. Ce système proposé à l'origine par Vivendi a finalement été repris par la majorité, le gouvernement et voté au Sénat. Les députés PS qui se sont opposés en hémicycle étaient des francs-tireurs courageux.

À l'approche des élections les sénateurs ont eu pour consigne de satisfaire les demandes des milieux culturels et des grands groupes, notamment de communication. La défense des libertés publiques a été reprogrammée pour 2008. Il suffit de les voir tous parler du DADVSI comme d'une "loi transitoire".

Malheureusement, comme a déclaré Jacques Chirac "les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent". En privé, nombreux sont les parlementaires et les journalistes qui admettent qu'aucun ministre de la culture fraîchement nommé ne rouvrira la boîte de Pandore.

AB - Frédéric Couchet, merci pour votre intervention.
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