Olivier BOMSEL : « Pour limiter le P2P, il faut faire payer l’upload »

26 janvier 2004 à 00h00
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JB - Olivier BOMSEL. Bonjour. En quelques mots, pourriez vous présenter votre parcours et votre travail au sein de l'Ecole des Mines ?

OB - Bonjour. Je suis ingénieur de formation, diplômé de l'Ecole des Mines de St-Etienne avec une spécialisation en informatique. Je suis rentré à l'école des mines de Paris en 1980 pour monter avec Pierre-Noël GIRAUD et François LEVEQUE, le CERNA, le laboratoire d'économie industrielle de l'Ecole. En 1997, j'ai monté avec Gilles LE BLANC une équipe de recherche sur l'économie numérique avec un focus sur l'économie des télécoms et des réseaux, et depuis 2001, un vif intérêt pour l'économie des contenus et l'articulation entre réseaux et contenus.

JB- Pourquoi publiez vous aujourd'hui un rapport intitulé «Enjeux économiques de la distribution des contenus» consacré au Peer-to-Peer et à ses effets sur l'industrie du disque ?

OB - Dès l'année 2002, Gilles et moi avons publié un ouvrage intitulé «Dernier tango argentique », traitant des difficultés de pénétration du numérique dans la projection du cinéma en salle. Ce livre soulignait les conflits d'intérêt entre le monde des réseaux et celui des contenus. A partir de ce constat, nous avons compris que la numérisation allait engendrer de nouvelles représentations pour l'économie industrielle des contenus et qu'il y avait un discours à construire, surtout en France, où la tradition de l'exception culturelle écartait à priori l'angle économique pour traiter des biens culturels.

Nous avons donc soumis au CNC, dans le cadre d'un programme appelé RIAM, un projet de recherche sur l'économie des contenus, en partenariat avec Universal Music et UGC. C'est dans le cadre de ce projet, appelé Contango, que nous avons réalisé l'étude sur le peer-to-peer et ses effets sur le disque. Cette question a longtemps été traitée uniquement sous un angle juridique et notre conviction est qu'il y avait également un phénomène économique original qu'on pourrait qualifier de « transfert d'utilité ».

JB - Quelle est votre thèse exactement ? Que le succès de l'accès internet haut débit se fait aux dépens de l'industrie du disque ?

OB- Nous constatons tout d'abord l'évasion de milliers de morceaux de musique des circuits de distribution traditionnels vers les plates-formes d'échange peer-to-peer. Mais plus encore que le chiffre d'affaires, cette évasion affecte l'investissement de l'industrie musicale. En effet, la concurrence entre gratuit et payant structure la rentabilité et donc le choix des investissements correspondants. On ne dit pas qu'il n'y a pas un manque à gagner mais que c'est surtout la logique d'investissement de l'industrie du disque qui est affectée et que cela modifie les autres logiques de production, de création, de sélection, de promotion ou encore de distribution du produit.

L'autre phénomène que nous observons est que le déploiement du haut débit se fait grâce à un consentement des clients pour payer plus qu'une connexion RTC classique. Outre la connexion permanente, le surf plus rapide ou l'envoi de fichiers volumineux, ce consentement s'explique surtout pour l'accès à des contenus gratuits comme la musique, et désormais, le cinéma.

La principale conséquence est que le marché de l'accès à internet se structure autour du critère débit/prix avec la promesse que plus le débit est élevé, plus l'internaute pourra télécharger de fichiers. Cette situation a aussi un impact sur les investissements des fournisseurs d'accès en matière de déploiement de réseaux mais également sur l'ensemble de l'industrie informatique puisque d'une machine pensée pour la bureautique, le PC devient désormais un émetteur / récepteur, connecté en permanence à internet pour télécharger un maximum de fichiers.

Le contournement massif des droits d'auteur et de copie fait surgir des utilités nouvelles très fortement valorisables par le consommateur final. C'est ça le transfert d'utilité.

JB - L'industrie des contenus est-elle sacrifiée au profit des opérateurs et des fabricants de matériel ?

OB - Je n'aime pas le terme « sacrifié » parce que cette industrie est loin d'être définitivement morte. Mais elle est « siphonnée » pour stimuler le déploiement des réseaux broadband. Or le point critique est de savoir si ce mode de subvention de l'extension des réseaux ne crée pas des irréversibilités qui seront définitivement préjudiciables aux contenus et à plus long terme aux réseaux eux-mêmes puisque ce sont ces mêmes contenus qui justifient leur déploiement.

JB - Est-ce une volonté délibérée de la part des fournisseurs d'accès ou un simple effet d'aubaine ?

OB - Cette situation s'est développée avant tout parce que des gens y avaient intérêt. Entre 1999 et 2001, on estime à 560 millions de dollars les fonds apportés par le capital-risque pour le développement des technologies Peer-to-peer. C'est aujourd'hui une véritable industrie.

Après une première génération symbolisée par Napster avec un système d'échanges centralisés de type serveur-client, puis une seconde génération symbolisée par Kazaa, sur un modèle de réseau cellulaire avec des serveurs d'index gérant des cellules d'utilisateurs, nous en sommes désormais à une troisième génération, certainement symbolisée par eDonkey, un logiciel développé en open source, où toutes les fonctions sont décentralisées.

Derrière le financement de l'opensource, il y a des fabricants de composants ou des opérateurs télécoms qui y ont intérêt parce que c'est un facteur considérable de déploiement et d'adoption du PC chez le consommateur. Pour reprendre la formule malheureuse du gouvernement, c'est l'internet déclaré « d'intérêt tout public », celui qui offre au consommateur l'accès gratuit aux contenus.

JB - Selon vous, quelle solution faut-il envisager pour sauver l'industrie musicale ?

OB - Nous avons assez bien identifié le problème mais nous sommes encore loin d'avoir exploré tous les remèdes. Notre objectif est d'abord de faire consensus sur cette analyse. Ensuite pour être concret, notre idée est de segmenter le marché de l'accès afin de différencier le download de l'upload.

Premièrement, on pourrait faire payer l'upload, en s'appuyant sur L'exemple de la téléphonie où c'est toujours (en Europe) l'émetteur de l'appel qui paye. Cela limiterait mécaniquement l'envie de partager un fichier.

Deuxièmement, on pourrait distinguer l'upload de fichiers privés libres de droit et l'envoi de fichier sous droit d'auteur. Il n'y a aucune raison, d'un point de vue économique, pour que l'envoi de fichiers privés et l'émission de fichiers concédés sous licence ressortissent du même cadre réglementaire et tarifaire. L'upload pourrait rester gratuit si l'internaute ou son fournisseur d'accès prouvent qu'il n'y a pas atteinte au droit d'auteur. Par contre, pour tout le reste qui est à priori suspect, on applique une surtaxe sur l'upload.

L'enjeu d'un tel système serait de rendre à nouveau concurrentiels les systèmes de distribution légaux face aux plate-forme peer-to-peer, qu'on ne pourra de toutes les façons plus contrôler maintenant qu'elles sont décentralisées et en open source.

JB - Et que pensez vous du relatif succès de sites légaux comme le iTunes Music Store de ?

OB - En volume, les téléchargement légaux représentent 0,021% du total des échanges en ligne. En valeur, cela représente quelques millions de dollars, pour un chiffre d'affaires total de l'industrie du disque d'environ 10 milliards de dollars sur le marché européen ou sur le marché nord-américain. En revanche, ce succès permet à Apple de se bâtir une légitimité dans cette industrie et ainsi de mieux vendre ses iPods, déjà écoulés à plus de deux millions d'exemplaires.

JB - Et que pensez vous de AltNet, le système « légal » intégré dans Kazaa ?

OB - Les relations entre l'industrie des contenus et un opérateur de réseau Peer-to-Peer sont forcément difficiles. Pour le moment, AltNet a poursuivi des studios d'Hollywood pour refus de vente. Par ailleurs, l'audience KaZaA (actionnaire d'Altnet) baisse au fur et à mesure que son offre légale s'accroît.

JB - Et pourquoi ne pas intéresser financièrement les pirates en inventant un eBay du MP3 dont une partie des bénéfices irait à l'industrie du disque ?

OB - Pour que le Peer-to-peer puisse se développer de manière compatible avec l'économie des contenus, il faut que pour un bon moment, le contournement des droits ne donne plus lieu à la gratuité ou ne soit plus équivalent à la gratuité. Il faut qu'il y ait un coût au contournement des droits. Nous ne croyons pas à l'efficacité économique, ni de l'intéressement individuel des "pirates", ni des formes de licences légales dépossédant les détenteurs de droits de leur liberté de licence. Il est d'ailleurs également illusoire de croire que la traduction en justice de quelques utilisateurs suffise à enrayer le système, d'autant que les dernières versions de ces logiciels peer-to-peer ne permettront plus leur identification.

JB - Que pensez vous du projet de loi pour la confiance dans l'économie numérique ?

OB - Les tensions sont en train de s'accroître entre les industriels des contenu et ceux des télécoms et c'est aux pouvoirs publics d'arbitrer. L'une des clefs du problème est véritablement la séparation formelle, technique ou tarifaire de la communication privée et de la distribution de contenus. La LEN ne le permet pas et ne résout pas les vrais problèmes.

JB - Olivier BOMSEL, je vous remercie.
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