Jean-Yves Prax : CoreEdge, pionnier français de la gestion des connaissances

21 mars 2000 à 00h00
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Directeur de CorEdge, société de conseil et d'ingénierie des NTIC, Jean-Yves PRAX présente le concept du knowledge management.

PN - Monsieur Jean-Yves Prax, bonjour ! Les notions de veille, d'intelligence économique ou de gestion des savoirs consacrent l'ère de l'économie de l'immatériel. Comment situez-vous le "knowledge management" dans cette profusion de nouveau concepts ?

JYP - Le knowledge management est un concept englobant ; c'est un peu comme la qualité, ou la stratégie : quand on tire sur la ficelle, il y a toute l'entreprise quivient...

Le KM est une approche qui tente de manager des items aussi divers que pensées, idées, intuitions, pratiques, expérience sémis par des gens dans l'exercice de leur profession, et bien entendu également les documents, règles, procédures, institutions... 
Le KM inclue tous les acteurs de l'organisation et suppose que la connaissance soit capturée là où elle est créée, partagée par les hommes et finalement appliquée à un processus de l'entreprise.

Pour bien saisir toute l'étendue du concept de KM, il faut l'aborder à travers deux de ses dimensions :
- la dimension ontologique : comment naissent les idées, germes de savoirs nouveaux, comment elles se développent, se transforment, s'échangent, se conservent ou meurent ?
- la dimension épistémologique : quelle est la nature des connaissances échangées, existe-t'il différents types deconnaissance, quelles sont les interactions entre connaissance tacite et connaissance explicite, comment passer de l'une à l'autre ?
Alors, on comprend que le KM puisse donner un cadre général et structurant à des démarches plus anciennes et plus parcellaires comme l'intelligence économique, l'innovation industrielle, la capitalisation des savoirs, la gestion des retours d'expérience, l'ingénierie des compétences, l'organisation apprenante, etc...

PN - L'aveuglement est un danger mortel, nous dit la veille stratégique. L'amnésie en est un autre répond le knowledge management." Le knowledge management serait doncla mémoire de l'entreprise...

JYP - Non ! le knowledge management ne peutcertainement pas être réduit à la seule préoccupation de mémorisation !
Depuis toujours, les organisations cherchent à bâtir une interprétation " objective et formalisée " de leur environnement avec l'espoir d'en réduire la complexité et l'incertitude. Elles travaillent ainsi à produire et préserverleur " capital de connaissance " : un vaste système d'interprétation, comprenant normes et valeurs, procédures et brevets, prêts à l'emploi pour résoudre les problèmes et effectuer les " bons " choix dans un univers stable etprédictible.

Mais cette approche qui se concentre sur la connaissance en tant qu'objet, ne prête pas attention à la dynamique dela connaissance elle-même, c'est à dire au processus decréation, ni au sujet c'est à dire l'homme qui va la créer et lui donner du sens.
Dès lors, elle ne peut que thésauriser une connaissance fossile, bureaucratique ou dogmatique, accumuler des documents stériles, des brevets et des protections intellectuelles, sans réelle utilité pour l'individu dans l'exercice de l'action et de la décision ; celui qui doit trouver des réponses nouvelles à des questions inédites.

PN -A nouvelle économie, nouveaux métiers. Quelssont ceux issus de la gestion des connaissances ?

JYP - Le knowledge management donne effectivement naissance à de nouveaux métiers, ou plus exactement, permet d'en redécouvrir d'anciens et de les remettre sur le devant dela scène.

Dans un système de management de connaissance à l'échelle d'une firme, c'est à dire d'acteurs répartis sur un vaste territoire, ayant peu d'interactions physiques et ayant parfois des cultures et des langues différentes, l'intermédiation de l'information, c'est à dire la capacité de mettre en relationune l'offre informationnelle et une demande (souvent tacite) aux différents périmètres va jouer un rôle déterminant ; cela suppose de créer de nouveaux métiers : Knowledge Manager,Webmaster , CKO... et de revisiter le rôle essentiel que peuvent jouer les documentalistes et le middle management, pour n'en citer que deux !

PN -Le "knowledge management", encore un concept anglo-saxon ! Pourtant cette nouvelle formule qui nous arrive de Scandinavie, via les Etats-Unis, intéresse aussi quelques auteurs japonais, n'est-il pas ?

JYP - Oui, si j'avais le droit de n'emporter surune île déserte que deux livres sur ce sujet, je choisirais :
Chris Argyris, avec " Knowledge in action "ouvrage magnifique malgrès son âge et célèbre pour ses concepts de " double-loop learning " et pour toute son analyse des routines défensives que l'organisation se crée et qui l'empêchent d'innover, d'apprendre, et de changer...
Ikujiro Nonaka, avec " The Knowledge-creating Company", qui s'appuie sur un matrice montrant les interactions entre connaissance tacite et explicite, individuelle et collective, pour décrire le processus d'innovation industrielle dans certaines firmes japonaises (Honda et Matsushita).

Mais si cela peut vous rassurer sur mon compte, il n'y a pasque ces deux bouquins que je tacherais d'emporter sur cette îledéserte... (rire)

PN -Et en France ?

JYP - Je ne répondrais à cette question qu'en présence de mon éditeur (rire)

PN -La gestion des connaissances, ou "knowledgemanagement", est un concept très à la mode. Ne pensez-vouspas que ce vocable risque de ce transformer dans certainesbouches en un slogan vide de sens ?

JYP - Le concept de Knowledge Management esteffectivement à la mode, comme la plupart des concepts demanagement ou d'organisation ont pu l'être lorsqu'ils sont apparus sur le marché : BPR, qualité, management parprojet... 
Comme tout autre concept, il n'est vide de sens que dans labouche des snobs (sine nobilitatis), c'est à dire de ceuxqui cherchent à s'approprier un prestige personnel à partir dutravail et des idées des autres ou de ne retenir que lecaractère spectaculaire et novateur pour augmenter leursventes... le tout sans le moindre recul et en imitant biensouvent que les défauts !
Au delà ces abus auxquels --depuis le temps-- nous sommes habitués, on trouve dans le knowledge management une capacité réelle à répondre aux préoccupations tout à faitpragmatiques des entreprises comme :

- Faciliter les échanges entre les acteurs enabolissant les contraintes géographiques, spatiales et les échelons intermédiaires, 
- Perdre moins de temps à trouver l'information ad-hoc nécessaire à une décision, à une action, 
- Eviter que le départ d'une personne n'entraîne une perte irréversible de savoir, 
- Mieux documenter les processus afin de clarifier les rôles et responsabilités de chacun.
et cela , ce n'est pas du spectacle !

PN - La cristallisation des savoirs, la gestion de la complexité ou l'intelligence collective sont autant de notions qui génèrent une intense activité éditoriale. Mais en pratique, est-ce que çà marche ? Vous pouvez nous citerquelques exemples d'application ?

JYP - La façon dont votre question est formulée montre que vous attendez que je vous dise non (rire).
Je vais essayer de donner une réponse objective.

Commençons par les pays anglo-saxons. L'année dernière,j'ai eu l'opportunité d'aller rencontrer à Washington une demi-douzaine d'entreprises engagées dans des processus de KM(World Bank, Mobil Oil, MCI...); curieusement à la question" que faites vous en matière de KM ? " ils répondaient tous " nous avons un Intranet " ou "nous avons un Lotus Notes ", ce qui pourrait sembler, àpremière vue, extrêmement réducteur.
Mais, à l'analyse, ce qu'ils font sur leur Intranet se révèle tout à fait dans la logique du KM : forums des " bestpractices ", rencontre entre experts et " facilitateurs de connaissance ", dispositifs d'autoformation-autoévaluation, agents push sur profils, utilisation des méthodologies CYGMA, CommonKADS...

Et la France ? L'état des lieux est effectivement beaucoup plus mitigé et très bigarré !
Certaines entreprises ont été engagées tôt dans des démarches de capitalisation d'expertise et de mémoire d'entreprise car elles étaient dans des domaines sensibles(centrale nucléaire, aéronautique), réglementaires (AMMpharmaceutiques) ou juridiques (administrations).
A l'opposé, d'autres entreprises sont arrivées au KM pour desraisons d'optimisation de flux et de productivité (help desks,qualification des processus, important staffs commerciaux).

Plus rare, on commence également à voir des entreprises aborderle KM comme un prolongement naturel d'une démarche TQM (TotalQuality Management) ou EFQM.
Enfin, le plus grand nombre se sont engagées il y a deux ansdans le développement d'Intranet et découvrent maintenant qu'ils'agit d'un outil de travail collaboratif et de partage deconnaissance.

Bien sûr, tout ce que je dis là est très généralisant ; mon impression est que chaque nouvelle mission est complètementspécifique et n'adresse pas les mêmes problématiques. C'estd'ailleurs là que réside l'un des apports principaux duconsultant : sa capacité à avoir vécu beaucoup d'expériences, à les mutualiser et à apporter un cadre méthodologique cohérent.

PN - Preuve que la théorie est parfois bien pratique... A propos, existe t-il une définition commune au concept de "gestion des connaissances" ou faut-il distinguer plusieurs acceptations concurrentes ?

JYP - Je voudrais retourner cette phrase pour mon compte en soulignant que, malgrès ce que peuvent laisser pensermes articles et livres, assez conceptuels et théoriques, je suis d'abord un praticien. C'est en essayant de développer des NTIC dans de grandes organisations que j'ai moi même achoppé sur les innombrables obstacles organisationnels, culturels, managériaux, politiques, de résistance au changement ; c'est là que j'ai éprouvé la nécessité d'élaborer un outillage conceptuel et méthodologique. 

Le concept de " gestion des connaissances " est une hérésie !
On ne gère pas des connaissances pas plus que l'on ne gère des hommes ; on gère des dossiers du personnel, on gère desfournitures de bureau et des notes de frais ; on manage des hommes et des connaissances.
Dans Knowledge Management, il y a le mot Management, et j'ai pour ambition d'ériger le KM en véritable théorie du management.

PN - L'offre logiciel correspondant au recueil et la modélisation des connaissances est en plein essor. De façon plus générale, que peut on aujourd'hui attendre du développement des NTIC concernant la gestion de l'immatériel et l'intelligence collective?

JYP - Les NTIC ont joué et continueront à jouer un rôle considérable dans le développement du KM.

1/ D'abord les NTIC en tant qu'outil sont un véritable catalyseur du changement.
Prenons un exemple sur lequel je travaille actuellement.
Sous l'impulsion de la DIRE (Délégation Interministérielle à la Réforme de l'Etat) et du PAGSI (Plan d'Action Gouvernementalpour la Société de l'Information), on souhaite amener les différents corps de l'Etat travailler ensemble à une échelle régionale. En effet les problématiques du citoyen contemporain (emploi, logement social, sécurité) ne tombent pas forcément en face des institutions de l'Etat, certaines ayant été fondée sous Napoléon...

Il s'agit donc d'amener le Prefet, le DDE, le DDASS, le Trésorier Général, le recteur, etc... à échanger leurs informations, prendre des décisions ensemble, collaborer sur des projets transverses... ce qui, on le devine, est une grosse révolution culturelle.
L'idée est donc de focaliser les esprits autour d'un projetbaptisé " Système d'Information Territorial ", engénéral basé sur un Intranet/Extranet et de commencer à yimplémenter des bases partagées de sourcesinterministérielles. Au départ cantonné à des sujets précis,on fera en sorte que, par contagion, ce mode de travail gagneprogressivement tout le fonctionnement des services.
Je peux attester que le mouvement en ce sens est bien amorçé,avec beaucoup d'enthousiasme et déjà de très beaux résultats(Intranet-Internet de la région Auverge par exemple).

2/ Ensuite les NTIC participent à l'ingénierie de la connaissance collective
J'ai développé dans mon livre " Manager la Connaissancedans l'entreprise " un modèle dans lequel les NTICpermettent de passer :
- d'une somme de connaissances tacites individuelles
- via une formalisation
- à une connaissance tacite collective.

3/ Enfin les NTIC sont un formidable média de diffusion de l'information à grande échelle, sur lequel les acteurs sont àla fois consommateurs et producteurs, et adoptent des démarchesheuristiques et navigationnelles, beaucoup plus proches dufonctionnement naturel du cerveau humain que les médiastraditionnels linéaires.

PN - Finalement, le management des connaissances ne serait-il pas en train d'effacer la frontière existant entre ressources humaines et technologies de l'information ?

JYP - L'approche KM et les NTIC vont complètement revisiter les démarches de gestion des ressources humaines et de formation professionnelles et bousculer beaucoup d'idées reçues :

La première rupture avec les idées reçues est que le dispositif classique de formation professionnelle peut êtretrès dispendieux s'il ne s'inscrit pas dans une vraie démarches tratégique, incluant une analyse stratégique des marchés, desforces et faiblesses de l'entreprise, des cibles visées, et, parlà, de l'anticipation des compétences.

La deuxième rupture tient à la place qu'occupe la compétence individuelle dans le système global de laperformance : des études nord-américaines ont montré que lefacteur compétence n'intervenait qu'en sixième position sur laperformance ; les spécifications des produits, le supportorganisationnel (modes de fonctionnement de l'équipe,management), les réactions du système et son évaluation(objectifs, réalisation, évaluation de la performance induite),étant des préalables à l'efficacité collective.
Cette constatation pourrait être résumée parla phrase :
Si vous opposez une personne compétente àun système déficient, 
le système gagnera à tous les coups. 

On pourrait proposer le terme plus générique d'ingénierie des compétences ou professionalisation, qui inclut la formation mais qui y ajoute l'organisation des situations detravail pour que soit possible la construction des compétences.
Et là, la responsabilité des Directions de Ressources Humainesest clairement en jeu.

La troisième rupture est que la relation " verticale" que le modèle classique de formation présuppose entre les élèves qui sont censés " recevoir " et les experts qui sont censés " donner ", n'engendre aufinal que des attitudes oscillant entre la passivité, leconsumérisme, le rejet ou la résistance. Elle peut à larigueur dispenser des connaissance, mais certainement pas "fabriquer des compétences ".
L'ingénierie des compétences doit être participative, àtoutes les phases : élaboration, réalisation, évaluation, elledoit alterner les apports conceptuels et théoriques et l'action,les pratiques, le projet professionnel, elle doit rendre l'agentacteur de son propre parcours professionnel.

L'enjeu des nouveaux dispositifs pédagogiques multimédian'est donc pas de remplacer " le maître dans la salle" par " le maître dans la boîte ", mais d'offrirun mode d'apprentissage par des voies et modalités nouvelles etsouvent inexplorées, comme :
- mettre en réseau des gens géographiquement distants, 
- favoriser les échanges de pratiques entre " pairs ",
- offrir à tous les élèves la possibilité de voir lesquestions posées et leurs réponses, 
- offrir des liens d'accès à une bibliothèque quasimentinfinie (web), 
- disposer de supports de formation facilement modifiables etréutilisables,
- permettre un feed-back instantané et des dispositifsperformants d'évaluation, 
- permettre un accès à un très grand volume d'acteurs, etc...

La quatrième rupture est beaucoup plus profonde : elle tientau contrat social de l'entreprise : la compétence n'est plusseulement une préoccupation de l'entreprise, elle est aussirecherchée par l'individu. Dans un contexte économiquedifficile, où l'emploi devient incertain, la compétence devientfacteur d'employabilité.
PN - Monsieur Jean-Yves Prax, je vousremercie !
Entretien réalisé par Patrice Nordey en Mars1999
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