Frédéric Kaplan, OZWE : "l’ordinateur personnel n’est qu’un objet de transition"

03 novembre 2009 à 15h04
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Ingénieur et docteur en intelligence artificielle à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), Frédéric Kaplan explore depuis une dizaine d'année la manière dont les objets de demain pourraient être dotés d'une histoire propre, devenir différents au fur et à mesure que l'on interagit avec eux et apprendre les uns des autres constituant ainsi un écosystème en perpétuelle évolution. Auteur de "La naissance d'une langue chez les robots" (Hermès Science, 2001) et "les machines apprivoisées: comprendre les robots de loisir" (Vuibert, 2005), il publie cette année "La métamorphose des objets", un ouvrage dans lequel il anticipe l'apparition de nouvelles interfaces entre les hommes et les machines.

JB - Frédéric Kaplan, bonjour. Les objets intelligents et communicants dont vous parlez dans votre ouvrage vont ils remplacer l'ordinateur ou au contraire consacrer son rôle central dans nos existences ?

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Frédéric Kaplan
FK - Je pense que l'ordinateur personnel, machine autonome associant une interface particulière et du stockage local de données, va à moyen terme disparaitre. C'est essentiellement parce que la vitesse des microprocesseurs a évolué beaucoup plus vite que la vitesse de connexion entre les machines, que le modèle de l'ordinateur personnel s'est imposé technologiquement et économiquement pendant une trentaine d'années. Cet « aléa » dans l'évolution technologique nous a forcés à tous devenir « mécaniciens » de l'informatique, experts en systèmes d'exploitation, en formats de fichiers et en protocoles de communication. Mais l'extension récente des réseaux terrestres et aériens,l'augmentation des vitesses de transmission, laissent aujourd'hui penser que l'ordinateur personnel n'est finalement qu'un objet de transition.

Un nouveau monde se dessine, fait non pas d'objets "intelligents" connectés les uns aux autres, comme pourrait le suggérer le terme souvent utilisé aujourd'hui d'« internet des objets », mais de milliers d'interfaces connectées à une sorte d'immense ordinateur central. Chacune de ces interfaces proposera une forme et un type d'interaction adaptée à un contexte particulier: nous aurons des interfaces adaptées aux moments où nous souhaitons travailler seuls de manière concentrée, que ce soit pour réviser un examen, écrire un roman ou composer une chanson. Nous aurons des interfaces adaptées au travail de groupe, avec lesquelles il sera facile d'échanger des documents, de travailler ensemble sur un même projet, de débattre et d'argumenter. Nous aurons des interfaces pour ces interactions courtes et limitées au cours desquelles nous souhaitons juste obtenir une information sur le temps qu'il fera demain. Nous aurons des interfaces riches et intimes pour communiquer avec nos proches et d'autres plus formelles pour interagir en milieu professionnel. Nous aurons des interfaces familiales, tournées vers l'intérieur de la maison, pour choisir ensemble quel film regarder ou quelle musique écouter, pour partager des mémos et des signes d'amour. Nous passerons d'une interface à l'autre de manière continue et facile, car au final, ces interfaces ne seront que des ponts vers des données et des programmes stockés ailleurs.

C'est dans ce contexte que vont apparaitre ce que j'appelle les "objets-interfaces", une nouvelle forme d'objets. Dans le livre, je présente plusieurs familles de ces nouveaux systèmes d'interaction : livre-interface, meuble-interface, lampe interactive, objet robotisé, etc. D'ailleurs, le livre "la metamorphose des objets" est lui-meme un objet interface dans la mesure ou à chaque page physique correspond une page sur Internet ( www.metamorphose-des-objets.com)

JB - En quoi la technologie va t-elle changer notre rapport aux objets et à la valeur que nous leur accordons ?

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FK - Les objets-interfaces sont différents des objets classiques. Les objets classiques ont de la valeur dans la mesure où nous les associons à une histoire particulière. Je cite au debut du livre beaucoup d'exemples de ce genre : les livres de mon grand-père, la table de notre cuisine, la lampe de mon bureau, etc. Nous assistons, avec l'arrivée des objets-interfaces, à un transfert de valeur. La mémoire de l'objet-interface n'est plus contenue dans l'objet lui-même, comme dans le cas des silex taillés, des os gravés ou des livres annotés, mais sauvegardée et archivée à l'extérieur de lui sur l'ordinateur planétaire. Ce qui compte dans l'objet qui compte est maintenant en dehors de lui. Dès lors, lui ne compte plus vraiment.

Ce transfert de la valeur intime de l'objet d'un support physique historique à des données numériques archivables conduit naturellement vers un changement de modèle économique. L'objet devient remplaçable, améliorable, recyclable. Devenu impersonnel, son obsolescence est moins un problème. Il peut se réincarner, car son « âme » est ailleurs. D'une certaine manière, nous ne le possédons pas, nous nous contentons de l'utiliser.

Comme les crabes, ces nouveaux objets peuvent muer, changer de carapace tout en continuant à rester eux- mêmes, à poursuivre leur vie. Leur obsolescence peut être anticipée dans leur modèle de distribution. C'est peut-être sans états d'âme que nous accepterons de remplacer la partie physique de ces objets-interfaces, dans la mesure où nos données, nos trajectoires, notre vrai patrimoine, sont encore accessibles et protégés. Nous voulons avoir l'usufruit de ces interfaces, nous n'avons pas besoin de les posséder.

C'est pourquoi nous pouvons envisager des modèles économiques où les entreprises prennent en charge le cycle de vie complet de ces nouveaux objets, depuis leur arrivée dans leur milieu d'utilisation, jusqu'à leur rapatriement dans l'entreprise et leur remplacement éventuel par un nouveau modèle. De tels objets-interfaces ne se jettent jamais. L'entreprise qui les produit se charge de les réincarner, de les faire revivre. Les designers qui conçoivent ces produits ne les destinent pas à une obsolescence programmée, mais au contraire à plusieurs cycles de réincarnation. Des matériaux très résistants, ne subissant quasiment pas l'usure du temps, pourront être choisis pour les parties de l'objet destinées à se perpétuer sur de multiples incarnations. Les matériaux intrinsèquement périssables,qu'il faudra de toute façon changer, seront biodégradables, capables d'enrichir d'autres milieux dans leur processus de vieillissement et de décomposition. Les produits seront conçus pour être facilement montés, mais aussi démontés, assemblés et désassemblés. Concevoir des produits de cette façon ne doit pas être simplement vu comme une contrainte qui musèle la créativité et le choix des solutions possibles pour créer de nouveaux objets. Ma propre pratique d'ingénieur m'a montré qu'en pensant dans ce cadre, on peut élaborer des réponses originales à des problèmes anciens.

JB - Les politiques militent de plus en plus pour le "silence des puces". Partagez vous ces inquiétudes ? La technologie pourrait elle au contraire améliorer la démocratie et fluidifier les relations entre les citoyens ?

FK - Les enregistrements biographiques que peuvent produire les objets-interfaces sont un minerai précieux, une matière première d'un genre nouveau. Ces données interessent de nombreux acteurs économiques. Ils est donc important pour chacun de nous de gerer de manière lucide leur production, leur sauvegarde et leur possible diffusion. Plusieurs strategies sont possibles. Nos biens sont-ils plus en sécurité dans les coffres sécurisés d'une banque distante, que cachés dans quelques recoins secrets de nos maisons? Nos mémoires sont-elles mieux gardées dans les albums de famille et les boîtes à chaussures contenant notre correspondance, que sur des serveurs peut- être à l'autre bout du monde utilisant des technologies nouvelles pas encore tout à fait éprouvéesd ans certains cas ? Voici les questions que nous allons devoir nous poser.

Parmi toutes les questions que cette nouvelle économie soulevent et que j'aborde dans le livre il y a un point qui me semble particulièrement important : nous devons garder la possibilité d'oublier notre passé. Dans un siècle qui permettra des enregistrements biographiques d'une granularité sans précédent, il faut que chacun ait la possibilité de faire table rase, de gommer certains épisodes, de choisir ce dont il veut se souvenir, de réécrire sa vie à sa guise, de faire de son autobiographie une fiction. C'est pourquoi il faut que nous restions maitre de ce patrimoine biographique et toujours libres d'en faire l'usage que nous souhaitons,y compris le détruire ou le changer. En d'autres termes, nous devons rester les auteurs du récit de notre vie. Nos vies nous appartiennent, nos données biographiques aussi. Pour que notre société ne devienne pas une société de contrôle, il faut que notre patrimoine biographique soit respecté. On ne doit pas enregistrer nos choix, nos déplacements, nos comportements sans notre accord. Nombreux sont ceux qui aimeraient nous voler ces informations ou nous les échanger contre de la pacotille. En choisissant à qui nous confierons notre histoire, en étant aidés par des entreprises qui travaillent pour nous et non pas pour d'autres, nous réussirons peut-être à faire reculer le spectre orwelien d'une société de surveillance où chacun doit se conformer à un modèle unique, pour faire naître une société dans laquelle chacun sera libre d'écrire sa vie en empruntant des trajectoires infiniment diverses.

JB - Frédéric Kaplan, je vous remercie.
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