Tribune Libre, Nicolas Humeau : "Guérir de l’infobésité"

14 mars 2007 à 11h42
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Manager au sein de la société de conseil EUROGROUP, Nicolas Humeau propose cette tribune sur "l'infobésité", cette obésité de l'information dans l'entreprise, et suggère également quelques pistes pour y remédier.

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Nicolas Humeau
Les moins virulents se bornent à constater : «je reçois 400 mails par jour». Les plus désabusés se plaignent: «je suis managé par mail». Les plus paradoxaux conseillent
: «si vous voulez que je lise votre mail, merci de m'envoyer un SMS»... pas un travailleur du savoir ou un cadre dirigeant qui n'arrive à la mê me conclusion: trop d'information tue l'information. Pourtant, les mêmes s'étonnent que leurs propres courriers électroniques ne soient pas suivis d'effets, les mêmes ressentent un malaise s'ils ne peuvent accéder à leur messagerie au moins une fois par jour, les mêmes ne peuvent se retenir d'ouvrir chaque courrier électronique dès l'annonce de son arrivée.
Si la société de consommation crée des obèses, on peut dire de la société de l'information qu'elle crée des infobèses. Dans l'environnement professionnel, il est remarquable qu'à l'heure du lean management, le seul champ de la gestion qui échappe à la cure d'amaigrissement soit précisément l'information de gestion. Imaginons un coureur cycliste qui utilise les technologies les plus pointues pour alléger son vélo (gain: 400 g), mais qui parallèlement laisse libre cours à son penchant pour la bonne chair (perte: 3 kg)! Une autre image s'impose: combien de millions d'euros dépensés dans l'amélioration d'une tuyauterie, le système d'information, qui contribue à faire monter le niveau informationnel? À quand la noyade ?

La particularité d'un stock d'informations est de ne jamais décroître. Cette particularité résulte de la combinaison d'au moins deux croyances :
· Chacun croit que l'information, comme l'argent, produit des intérêts. En la conservant suffisamment longtemps, on parviendra certainement à l'utiliser, à la combiner à une autre, et ainsi à réaliser sa valeur, restée latente. En réalité, 90% de l'information que nous stockons est de consommation immédiate, et la conserver ne présente aucune utilité;
· Chacun croit que l'information, comme le chandelier du Cluedo©, est une preuve. En gardant sa trace, on se prémunit contre toute accusation ultérieure. En réalité, il n'y a rien à gagner à procéder de la sorte: soit l'on se voit reprocher de fonctionner sur un mode trop contractuel, sans prise en compte du facteur humain, en privilégiant la lettre à l'esprit; soit la manœuvre est un jeu à somme nulle car l'autre acteur aura également conservé une trace opposable. Nous retrouvons là le principe d'anticipation fondateur de la théorie des jeux.
Or, quand l'information n'est plus rare, sa valeur diminue en proportion. Quelles sont alors les voies d'actions possibles ?

Aux niveaux stratégique et tactique, plusieurs pratiques témoignent d'une défiance nouvelle face à la surabondance d'informations chiffrées. Ainsi des «conversations stratégiques» remplacent-elles parfois la planification stratégique plus traditionnelle. Une conversation stratégique réunit les acteurs clés de l'entreprise (le plus souvent le Comité de direction, auquel se greffent des spécialistes du thème à l'ordre du jour) et les amène à confronter leurs points de vue et à élaborer des scénarios quant à la probabilité et la faisabilité d'initiatives stratégiques. Au lieu de mettre le futur en équations chiffrées, ce qui suppose de collecter et de partager une grande masse d'informations, on privilégie donc les «dire d'expert», les impressions croisées. L'intuition et l'expérience remplacent la donnée.

Le même raisonnement s'applique aux «marchés d'opinions». En effet, même si le propre du manager est de porter un jugement sur des événements futurs, plusieurs opinions valent mieux qu'une. Fixer un niveau de production pour un nouveau produit implique par exemple que les probabilités de succès de ce dernier soient calculées. Face à la difficulté de telles prévisions, les marchés d'opinions (prediction markets) permettent d'obtenir une mesure concrète, souvent sous forme de probabilités, des possibilités d'occurrence d'un événement futur. Mobilisant les mêmes types de mécanismes que les contrats financiers futures, ces marchés offrent un lieu où les opinions de différents acteurs de l'entreprise sont rassemblées et échangées.

L'utilisation de la supra mesure, en remplacement des multiples indicateurs constitutifs des tableaux de bord usuels, constitue également un pari intéressant permettant de lutter contre un reporting trop riche et par conséquent difficilement exploitable. À l'inverse d'une approche comme le Balanced ScoreCard, qui mesure la performance par une combinaison de critères, l'approche unicritère, ou supra mesure, est centrée sur un unique indicateur. Elle suppose toutefois l'analyse préalable de l'ensemble des leviers de la performance, de manière à ne retenir que le meilleur d'entre eux comme unité de mesure.
Au niveau opérationnel, la netiquette (ex : «Soyons gentlemail», dans une grande banque) fournit les règles de base d'une communication électronique respectueuse d'autrui et de son temps. On y apprend comment limiter le nombre de personnes en copie d'un courrier électronique, préciser son contenu dans la formulation de l'objet et en optimiser le corps.

Autre levier d'action : les techniques de hiérarchisation de l'information, qui structurent le contenu d'un message écrit de manière à en faciliter la lecture. La plus connue est probablement Information Mapping©. Initialement formalisée par le cogniticien américain Robert Horn, Information mapping© est selon Jean-Yves PRAX une «méthode pour analyser, organiser, présenter et rédiger l'information professionnelle» (Prax, Le manuel du Knowledge Management, Paris, Dunod, 2003). Elle comporte sept principes de gestion de l'information : découpage, pertinence, titrage, cohérence, intégration des visuels, accessibilité des détails et hiérarchie.

D'une manière encore plus radicale, certains grands projets se gèrent en war room («centre névralgique»). Cette structure temporaire regroupe en un même lieu une équipe projet, que ses membres se connaissent préalablement ou non et quelle que soit leur entité première de rattachement. Le fonctionnement en war room accroît la proximité entre les participants au projet, facilite les échanges formels comme informels et au final améliore grandement la coordination. L'information est alors partagée en temps réel, elle «flotte» dans la pièce.

Guérir de l'infobésité est donc possible. Les remèdes se situent à chaque niveau d'action de l'entreprise. Tout est affaire de prise de conscience, de volonté et de conduite du changement.
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