Une horloge qui ne prend qu'une seconde de retard tous les 30 milliards d'années : c'est ce qu'ont réussi à créer des chercheurs américains du NIST (National Institute of Standards and Technology). Comment ? En associant deux atomes dans une configuration quantique unique, stabilisée par un laser de plus de deux kilomètres.

Les horloges atomiques sont les dispositifs de mesure du temps les plus précis connus à ce jour.  © New Africa / Shutterstock
Les horloges atomiques sont les dispositifs de mesure du temps les plus précis connus à ce jour. © New Africa / Shutterstock

Il est fréquent de dire que « le temps passe », mais c'est un abus de langage ; celui-ci ne passe pas, il se mesure. Ce que nous appelons « une seconde » n'est pas une notion universelle, mais un découpage arbitraire fixé par une convention internationale : le temps universel coordonné (UTC), basé depuis 1967 sur les oscillations d’un atome de césium 133. Il est possible que cette ère touche à sa fin, grâce à la nouvelle génération d'horloges créée dans les laboratoires du NIST.

La dernière en date vient de pulvériser un record mondial ; ce 14 juillet, ses créateurs ont annoncé qu'elle était devenue l'horloge atomique la plus précise jamais conçue. Une horloge capable de rester à l'heure avec une marge d'erreur si faible qu'elle aurait pu tourner depuis la naissance de l'Univers avec le Big Bang… en perdant seulement une fraction de seconde.

Mesurer le temps, au sens physique du terme

Au quotidien, une montre à quartz peu onéreuse nous suffit plus que largement pour nous donner l'heure assez précisément pour ne pas arriver en retard à nos rendez-vous. Une montre connectée, synchronisée grâce à internet, est encore plus fiable. Dans les deux cas, ces objets ne produisent pas le temps, mais s'alignent sur des horloges atomiques, que l'on retrouve dans des laboratoires spécialisés.

Ceux du NIST, aux États-Unis, ou du LNE-SYRTE, à Paris, par exemple, des physiciens travaillent à maintenir ces horloges de référence sur lesquelles repose tout notre système de mesure du temps. Ces machines définissent ce que « l’heure » signifie, au sens strict du terme, pour le monde entier.

Pour cela, ces horloges atomiques comptent des oscillations ; elles mesurent le temps en suivant les vibrations d'un atome. Depuis 1967, l'atome utilisé est le césium et une seconde est l'équivalent de 9 192 631 770 oscillations de ce dernier.

Mais il existe d'autres atomes, comme le strontium ou l'aluminium, dont les oscillations naturelles se produisent à des fréquences bien plus élevées que celles du césium. Cela signifie qu’ils « battent » plus vite (un peu comme un métronome plus rapide) ce qui permet de diviser le temps en unités encore plus fines. À condition de pouvoir les maîtriser, ces atomes nous garantissent par conséquent un potentiel de précision bien supérieur.

C'est grâce à un ion d'aluminium que les scientifiques du NIST ont construit cette horloge, capable de mesurer le temps avec une précision de 19 chiffres après la virgule. Contrairement à nos montres, qui perdent quelques secondes ou minutes par an sans que cela ne pose vraiment problème, cette horloge est quasiment parfaite et ne perd rien, à l'échelle de temps humaine, tout du moins.

 L’horloge du NIST, vue de l’intérieur. L’encadré montre les deux ions piégés : le magnésium, visible, et l’aluminium, invisible à la caméra car mesuré uniquement par une technique quantique indirecte. © NSIT
L’horloge du NIST, vue de l’intérieur. L’encadré montre les deux ions piégés : le magnésium, visible, et l’aluminium, invisible à la caméra car mesuré uniquement par une technique quantique indirecte. © NSIT

Le coût de l'extrême précision

Comme expliqué précédemment, pour la concevoir, les chercheurs du NIST ont misé sur un ion d’aluminium, extrêmement stable, mais difficile à manipuler. Cet atome ne peut pas être refroidi ou mesuré directement par laser, car ses transitions électroniques sont inaccessibles aux longueurs d’onde utilisées en laboratoire.

Ils ont donc rusé, en l'associant à un ion de magnésium, plus facile à contrôler, dont ils se sont servis comme une interface. Ce dernier réagit aux mêmes mouvements que l’aluminium, et permet aux chercheurs d’en déduire les oscillations grâce à une technique appelée quantum logic spectroscopy. Un peu comme si l’on posait un doigt sur une cloche qu’on ne peut pas toucher, mais qu’un autre objet fait résonner à sa place.

En plus de l'associer à un autre atome, il faut aussi le maintenir parfaitement immobile dans l'espace. C'est le rôle du piège à ions que vous voyez sur la photo ci-dessus, un dispositif électromagnétique qui suspend les atomes dans le vide. Le problème, c'est qu'à cette échelle, tout tremble : les champs électrostatiques imparfaits, les vibrations infimes, les micromouvements parasites… autant de perturbations qui faussent la mesure. Le piège utilisé jusque-là au NIST provoquait des déséquilibres électriques qui perturbaient les ions.

Les chercheurs ont donc entièrement repensé sa géométrie : ils ont modifié la disposition des électrodes, utilisé une plaque de diamant plus épaisse, et rééquilibré ses champs électriques pour réduire au maximum le parasitage. Une fois stabilisé, il faut tout de même pouvoir mesurer les oscillations de l'ion, sans perdre en précision. Pour ce faire, ils ont utilisé un laser, conçu pour « lire » les vibrations de l'atome.

Là encore, ce laser ne doit provoquer aucune perturbation (ce qui fausserait la mesure) et sa fréquence doit rester parfaitement stable pendant toute la durée de l'observation. Pour garantir cette régularité, le faisceau a été guidé sur plus de deux kilomètres de fibre optique, un montage qui permet de compenser les variations et d’éliminer les bruits parasites.

Ce système ultra-stable autorise une lecture beaucoup plus longue des oscillations de l’ion : jusqu’à une seconde entière, contre seulement 150 millisecondes auparavant. Ce gain de temps fut essentiel pour atteindre le niveau de précision visé, et il a permis surtout de réduire de manière spectaculaire la durée totale des mesures : ce qui nécessitait trois semaines peut désormais être accompli en une journée et demie.

D'aucun se demanderont peut-être à quoi nous servira cette horloge, si nous n'avons pas besoin d'elle pour savoir s'il est midi ou minuit ? En réalité, ce n'est pas la bonne question à se poser.

Elle n'a pas été fabriquée pour nous donner l'heure, mais pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. À un tel niveau de précision, elle peut mesurer le ralentissement du temps dû à une variation d’altitude de quelques centimètres, suivre les déformations lentes de la croûte terrestre, voire même tester certaines prédictions ou limites de la relativité générale.

Dans un futur proche, elle pourrait améliorer la stabilité de nos réseaux de communication, rendre nos objets connectés ou nos GPS plus précis, fiabiliser les réseaux bancaires, etc. Rien que vous ne remarquerez directement, mais si l'on veut demain, faire voler des flottes de drones autonomes, synchroniser des réseaux quantiques ou détecter des anomalies gravitationnelles avec des capteurs répartis sur toute la planète, il nous faudra un temps de référence plus stable que celui que nous utilisons aujourd’hui. Le césium et l'UTC ont été de très bons camarades, mais 58 ans plus tard, peut-être est-ce temps de leur laisser prendre leur retraite ?