Pierre Chapignac, spécialiste de l'Economie de l'Immatériel

24 mars 2000 à 00h00
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Pierre CHAPIGNAC, fonde en 1988, Stratégie & Mutation, cabinet spécialisé dansle développement de prestations en matière d'ingénierie deprojets et dans la réalisation d'études dans le domaine dudéveloppement économique. Il fonde son action sur le cara

NET - Monsieur Chapignac, bonjour. A suivre l'actualité, lephénomène de la Net-Economie semble toucher davantage lesgéants du secteur high-tech ou les fameuses sociétés".com", dans une logique qui se veut d'embléeinternationale. Quelle place dans tout çà pour les PME et ledéveloppement local ?

PC - Votre question présente trois aspects. En premier lieu vousétablissez un lien entre la taille et la position au sein de ceque vous appelez la net-économie : or la caractéristiques denombreux géants actuels est d’avoir été des PME il y aencore peu et d’avoir su grandir très vite. Il me sembleque le critère à retenir est celui de la croissance. En secondlieu, vous soulevez la question du secteur. Il est certain queles secteurs high tech sont au cœur de l’économieémergente. Cependant, tous les secteurs sont touchés etl’impact de la nouvelle économie est un impactessentiellement transversal. Ainsi, le secteur del’habillement doit, s’il veut survivre, intégrer leprincipe de création (rotation de plus en plus rapide desproduits, capacité à anticiper les tendances de consommation,etc.). C’est un facteur stratégique au moins aussiimportant que le « coût-minute », leitmotiv de l’âgeindustriel. Le dernier critère que vous évoquez à propos del’économie de l’immatériel est celui del’internationalisation et de la globalisation. Si lephénomène d’internationalisation est la partie visible del’iceberg, le mouvement de fond est une recomposition desmarchés. Les marchés deviennent mondiaux ce qui est un danger(le monde est à votre porte) mais aussi une opportunité (lemonde est à votre portée). Mais, les marchés se recomposentautour de nouvelles structures moins sectorisées (le luxe parexemple) mais aussi plus spécialisés (le marché del’édition en langue celte), autour de nouvelles formesd’échanges (le portail du B to B dans l’industrieautomobile). En fait, les marchés sont avant tout des systèmesd’information et le développement de l’économieactuelle est fondé sur un saut qualitatif dans le partage del’information. La mondialisation n’est que le résultatde ce mouvement.

NET - Ne pensez-vous pas que la logique de territorialité, sous tenduepar la notion de développement local, soit en contradiction avecl'effacement des frontières que semble opérer l'expansion del'Internet et plus généralement la dynamique économique deglobalisation des marchés ?

PC - Il n’y a pas à mon sens de contradiction. Tout savoir-fairelocal ayant une spécificité incontournable peut trouver saplace dans cette ouverture. De même que de nombreux groupes ontorienté leur réflexion stratégique sur le recentrage sur leurmétier de base, les territoires ne peuvent développer desstratégies gagnantes qu’en déployant et en enrichissantleur savoir-faire de base. On confond souvent deux notions : lamondialisation et la banalisation. Pour reprendre lesévénements récents, Monsieur Bové n’a jamais refusé devendre du Roquefort aux Etats-Unis et personne ne prône lerepli. La bataille anti OMC s’est développée sur un fondde refus d’une standardisation, de refus d’uneréduction de la diversité de l’offre qui est in fine unerégression culturelle (perte d’identité) et donc unappauvrissement. Il existe aujourd’hui des PME françaisesde moins de 20 personnes qui se développent au USA sur desproduits traditionnels comme les bas et collants. Les réussitesdans le vin ou dans d’autres produits du terroir montrentégalement qu’en développant une offre de qualité ayantune forte identité locale, la mondialisation peut êtreprofitable. La source de cette identité n’estd’ailleurs pas obligatoirement une tradition. Ce peut êtreun savoir-faire contemporain qui a su se bâtir sur dessavoir-faire antérieurs. Il n’y a pas d’alternativeexclusive entre local et global mais il faut trouverl’articulation pertinente entre ces deux pôles. On peuttenir le même raisonnement à propos de la dualité activitétraditionnelle / activité high tech.

NET - Vous travaillez en ce sens sur un projet nommé TISS? Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots de quoi il s'agit ?

PC -TISS est un projet de mise en réseau de PME du textile du Gardet des Cévennes autour de l’utilisation d’Internet. Ceprojet a été lancé à l’initiative de la CCI de Nîmesqui a commencé a explorer les potentialités d’unedémarche collective autour d’internet dés la fin del’année 98. Après une première série de rencontres avecune quinzaine d’entreprises, elle a monté un dossier qui areçu le soutien des services de l’Etat (la DRIRE), de laRégion et de l’Europe. Le territoire couvert par le projetTISS a une grande histoire textile et il reste encoreaujourd’hui un des pôles de la production de bas etcollants (présence de WELL), un acteur dans la production desous vêtements (EMMINENCE) et dans le prêt à porter (CACHARELa délocalisé une partie de sa production mais une partie del’activité à forte valeur ajoutée est toujours surplace). Comme chacun sait, l’industrie textile française aconsidérablement souffert de la pression sur les prix et doncsur les coûts de main d’œuvre. Mais, uneindustrie dont le seul cadre stratégique est la survie n’aaucun avenir. L’objectif est d’utiliser lesdifférentes potentialités ouvertes par Internet pour construireune perspective stratégique. Notre optique est de mettre enplace une stratégie collective sur le plan marketing etcommercial en utilisant le B to B et les logiques de communautéet d’univers. Mais ce n’est qu’un aspect duprojet. Nous voulons aussi utiliser les logiques « extranet »en permettant le partage de l’information et la miseen place de services donnant un accès aux nouvelles ressourcesde connaissances et d’information sans lesquelles aucuneentreprise ne peut espérer survivre. Nous avons obtenu le «label » SPL récemment en intégrant le projet Internetproprement dit (TISS), le développement d’une animationcollective et la conception d’une démarche de tourismeindustriel. Nous sommes déjà en contact avec d’autresSPL textiles en France ainsi qu’avec des KRN et nousespérons pouvoir développer des services communs, des actionsde B to B. En fait, TISS n’a de sens que s’il reposesur une dynamique et cette dynamique est plus large que le champd’action « Internet » et que notre territoire.


NET - Vous êtes à l'origine d'une manifestation ayantpour thème "Les PME dans la dynamique de la NouvelleEconomie" qui se déroulera pendant deux jours à Nîmes les26 et 27 avril prochains. Pourquoi avoir voulu mettre enplace cet événement ?

PC -La paternité n’est pas établie ! J’ai certesœuvré pour que cette manifestation ait lieu, mais cen’est qu’un moment dans un processus. Sinon, nous neferions qu’une opération de « com » de plus ce qui nerime pas à grand chose. Or comme tout processus, il résulte dela mobilisation de nombreux acteurs (industriels, CCI, pouvoirspublics, Europe) et il est le fruit d’une somme de travauxde fourmis entêtées.

Pour enrevenir à l’événement lui-même, notre objectif esttriple. Nous voulons d’abord nous compter et nous rassurer.On travaille sur ce projet depuis de longs mois et noussouhaitons regarder le chemin accompli et le montrer. Ce typed’objectif peut paraître enfantin mais, sans ces momentsforts, les dynamiques s’étiolent. Il y a là un effetmiroir que l’on peut qualifier avec un terme plusprestigieux en disant que tout mouvement social fut-iléconomique à besoin d’une « conscience de soi ». Ensecond lieu, nous souhaitons échanger sur les expériences de cetype. Nous voulons entendre d’autres avis que les nôtres etprofiter d’autres expériences. Enfin, nous espéronsinitier un saut qualitatif. En réunissant d’autresgroupements du textile ainsi que des projets plus transversaux(veille de tendances, expérience de formation,etc.), nous voudrions jeter les bases de servicesmutualisés à l’échelle française et européenne. Cepourrait être par exemple un partage des efforts dans la veilleet l’intelligence économique ou la mise au point deformations au commerce électronique.


NET - La problématique de l'animation de réseau seral'un des sujets majeurs abordé lors de la manifestation. En quoipensez-vous que cette question soit déterminante ?

PC -L’avenir des PME et des territoires est dans ledéveloppement de réseaux d’acteurs, que ces réseauxsoient spécifiquement des réseaux d’entreprises ou bienqu’il s’agisse de réseaux intégrantl’enseignement, la recherche, les musées (comme dans letextile de Rhône Alpes), des centres de design et de création,etc. Les réseaux au sens trivial du terme existent depuis fortlongtemps de manière spontanée. Tout le monde a entendu parléde la vallée de l’Arve et du décolletage par exemple. Maisla complexité croissante de l’économie a deux effets.D’une part, les formes spontanées ne sont plus suffisantespour répondre aux impératifs contemporains et d’autrepart, l’organisation en réseau devient un impératif pourtous les acteurs économiques. Lorsque l’on évoque laproblématique de l’animation on essaie en quelque sorte depasser de l’époque de la cueillette à celle del’agriculture. Dans le contexte de ce que j’assimileici à la cueillette, il s’agit de surfer sur les réseauxqui se développent naturellement sans soucis particulier de leurmode de fonctionnement. Dans la démarche du « cultivateur deréseau », l’objectif est bien différent. Ils’agit de partir de toutes les potentialités de réseau(les graines et les jeunes pousses) pour les accompagner dansleur croissance de manière à garantir leur épanouissementoptimum. Or, comme dirait Monsieur de Lapalisse, pour cultiver ilfaut un cultivateur et, en la circonstance, l’animateur estbien le cultivateur, ou mieux, le jardinier du réseau. Définirl’animation et lui donner le cadre pour se développer,c’est le premier maillon d’une chaîne qui aboutit àla mise en réseau du tissu économique local. Or cette mise enréseau est la condition pour son adaptation à la globalisationet pour l’anticipation aux évolutions de plus en plusrapides de l’économie.


NET - Vous évoquez à plusieurs reprises les notions deSPL et de KRN. Que recouvrent exactement ces vocables ?

PC -Le SPL (système productif localisé) est un concept qui estissue de l’analyse de groupements de PME sur un métier etsur un territoire à l’image des districts italiens. Pour ceque je connais, cette notion a été développée par deschercheurs en économie en particulier autour de l’IREP-D(Grenoble). Ce concept a été transformé en mode opératoire dela politique de développement économique par la DATAR. Lesspécialistes parlent d’une centaine de SPL sur leterritoire français et d’un nombre équivalent de SPL engestation. Le KRN (knowledge ressources network) est unconcept développé par la DG Entreprises (ex DG III) de laCommission Européenne. Ce concept a également été traduit enmode opératoire avec les projets Epsilon. Alors que dansle cas du SPL, on part des réseaux d’entreprises proprementdit souvent (mais pas toujours) fondés sur l’ancienneté desavoir-faire, avec les KRN l’objectif est de construire pourles PME des réseaux d’accès aux ressources immatériellesen prenant appui sur les NTIC. La différence me semble reposersur l’approche de deux facettes du problème : laconstruction de l’action collective et la construction de ceque l’on pourrait appeler un « environnement intelligent »au service de cette action collective. Je suis intimementconvaincu qu’il faut faire converger ces deux approches etj’espère que la présence des SPL et des responsables del’action KRN de la Commission (projets Epsilon) lors de lamanifestation de Nîmes sera une occasion pour cetteconvergence.


NET - La veille stratégique peut-elle, selon vous, servird'instrument de valorisation du patrimoine immatériel des PME?

PC -On peut répondre à cette question non pas par une question(méthode jésuite de base) mais par deux questions (la méthodejésuite à l’heure de la complexité !) : qu’est-ceque la veille stratégique et qu’est-ce que lepatrimoine immatériel d’une PME ? Prenons d’abord leproblème de la veille stratégique. Ce terme a été largementgalvaudé. Si l’on définit la veille stratégique commel’art de réévaluer en permanence la position stratégiqued’une entreprise dans un environnementmultidimensionnel, alors incontestablement, cette approche estune réflexion en continu sur la valorisation de ses actifs.Examinons maintenant la question du patrimoine immatériel. Je nesuis pas d’accord avec cette expression car elle faitréférence de manière implicite à une propriété formalisée.Or les actifs immatériels les plus significatifs sontd’abord des dynamiques, des « capacités à ». Ou est leplus fort potentiel ? Dans une entreprise, qui détient desbrevets ou dans une entreprise qui a une capacité de R&D quiproduira les brevets de demain ? Ainsi, pour revenir à laquestion initiale, je répondrai oui en reformulant les chosesainsi : La réévaluation permanente de la position stratégiquede l’entreprise est la condition indispensable pour composerdans chaque situation l’architecture des actifs la pluspertinente. Or, l’architecture des actifs se construit nonautour des actifs traditionnels qui sont lourds et donc peumalléables mais autour des actifs immatériels qui sont fluides.Cela a d’ailleurs une action secondaire essentielle.Contrairement aux actifs matériels qui s’usent, les actifsimmatériels se développent par leur mise en œuvre. Unecompétence toujours confrontée à de nouveaux défis est unecompétence qui s’enrichit. Plus la veille permettral’innovation et plus les actifs immatériels seront encroissance qualitative et quantitative.

NET - Quelle suite sera donnée à cette manifestation ?

PC -La suite dépend bien évidemment du succès ou de l’échec.Mais, en faisant abstraction de toute forme de pessimisme (ce quin’est pas raisonnable), on peut espérer que les questionsimportantes qui auront été débroussaillées (quels usagecommercial d’Internet pour les réseaux de PME ? quelsservices collectifs de veille ? quelles méthodesd’animation et de management des réseaux ? quels outils deformation pour les réseaux ? etc.) feront l’objet d’unapprofondissement. Comment faire pour être efficaces ?Peut-être qu’Internet nous offre une opportunité àsaisir. Les formes d’échanges distants peuvent permettre decontinuer à travailler collectivement sur ces questions àcondition bien sûr d’appliquer des méthodes rigoureuses.L’utopiste qui sommeille (d’un œil !) verrait bienune alternance de rencontres en vis à vis et de débatsélectroniques, chacune nourrissant l’autre par des apportscomplémentaires. On pourrait ainsi avoir un « séminairepermanent d’auto formation sur les réseauxd’entreprise ». Ce serait un lieu à la fois virtuel etréel, permanent et multilocalisé où chaque acteur seraitsimultanément un « neurone » de l’intelligencecollective, un producteur de connaissance et un «apprenant ». Neteconomie ne serait-il pas tenté de devenir undes maillons de cette chaîne de la connaissance perpétuelle?


NET - Monsieur Chapignac, je vous remercie !
Entretien réalisé par Patrice Nordey et Jérôme Chaudeurge en février 2000
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