Philippe QUEAU : image habitable & société de l'Information

22 mars 2000 à 00h00
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Ancien élève de l'École Polytechnique, Ingénieur de l'École Nationale Supérieure des Télécommunications. Diplôme d'études approfondies en Sciences de l'Information et de la Communication (École pratique des hautes études en sciences sociales). Philippe Qu

JB - Monsieur Quéau bonjour. Directeur de la Division Information et Informatique de l'UNESCO, et membre fondateur du salon Imagina, vous défendez le concept d'image habitable. 30 ans après la Lune, c'est la nouvelle frontière pour la race humaine ?

Queau - La notion "d'image habitable" est une extension du concept d'image virtuelle. Plus précisément cette notion recouvre l'idée d'une nouvelle étape de la civilisation de l'image. Après les images que l'on regarde (télévision, cinéma), et les images qu'on "lit" (écrans d'ordinateurs, consoles en tout genre), voici venir les images dans lesquelles on "habite" : de la maison de Bill GATES aux nano-peintures intelligentes, des bureaux de travail en "réalité augmentée" aux bulles virtuelles de la "réalité mixte"... Les images "habitables" représentent bien une nouvelle frontière, une nouvelle Amérique: il s'agit d'apprendre à coloniser et à civiliser le virtuel, ce nouvel espace d'immigration qui s'ouvre à l'humanité.

JB - Sur le plan économique, la France dispose d'entreprises de premier rang (infogrames, Cryo, Ubisoft, Kalisto, Duran Duboi ) en matière de traitement de l'image numérique. Pensez vous que ces sociétés seront amenées à jouer un rôle croissant dans l'économie de l'information du prochain siècle ?

Queau - Les entreprises que vous citez sont performantes et dynamiques. Elles ont fait la preuve de leurs capacités d'innovation. Je leur souhaite tout le succès qu'elles méritent. Malheureusement je crains qu'elles ne réunissent pas toutes les conditions pour devenir leaders dans leur domaine au prochain siècle. La raison? Elles sont trop petites, et pas assez internationalisées. La loi d'airain des "rendements croissants" donne une prime phénoménale aux effets de réseau (dans tous les sens du terme). Désormais il ne suffit pas d'être le meilleur dans sa catégorie, ce qui n'est déjà pas facile... Il faut l'être aussi au niveau mondial, et bénéficier de plus d'effets de synergie, d'intégration, de mise en réseau, sous peine d'être absorbé par ceux qui auront su intégrer fonctionnellement des compétences très diverses, et qui auront su occuper le devant de la scène internationale. La concurrence pour la prééminence absolue est féroce, car c'est la seule qui importe réellement aujourd'hui dans le fameux "libre marché": il y a malheureusement de moins en moins de place pour les seconds couteaux, aussi affûtés soient-ils...

JB - Cryo a lancé le SCOL, une technologie pour "habiter l'image", dérivée des langages de programmation de jeu vidéo. que pensez vous de cette initiative?

Queau - SCOL va certainement dans le sens de l'histoire. Mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. Avec SCOL, il s'agit encore seulement de communautés virtuelles, accessibles en ligne et présentant des interfaces 3D. La notion d'image "habitable" va beaucoup plus loin. Elle fait référence explicitement aux travaux sur la "réalité augmentée", où l'image vient se superposer au réel. Ce qui n'est pas le cas de SCOL.

JB - Image habitable, Abstraction, immatérialité, réseaux,etc... Pensez vous que le nouvel environnement socio économique nécessite de nouvelles compétences ? Devons nous envisager un passeport internet permettant d'apprendre à naviguer et à rester critique face à une image mélant désormais à la perfection la réalité et le virtuel?

Queau - Je suis de ceux qui pensent que nous assistons à un changement fondamental dans notre civilisation. Beaucoup en doutent encore et minimisent ce qui se passe, en le réduisant à une simple évolution technique. Pour ma part, je compare cette révolution à l'apparition de l'alphabet phénicien ou à l'invention de l'imprimerie. C'est seulement si l'on met la barre de la comparaison à ce niveau-là que l'on peut comprendre ce qui va se passer dans les prochaines décennies. Une des conséquences les plus graves est la montée sous toutes ses formes de "l'abstraction" et des formes de pensée abstraites, de plus en plus difficiles à saisir pour le "bon sens" bien de chez nous. Ceux qui ne maîtriseront pas cette complexité abstraite, si caractéristique de l'essence de la civilisation du virtuel, risquent tout bonnement d'être prolétarisés, marginalisés, exclus. La maîtrise de l'abstraction n'est d'ailleurs pas une fin en soi, mais elle permet au moins d'apprécier à sa juste valeur ce qui se passe, afin de pouvoir le critiquer en connaissance de cause, et de disposer de la distance nécessaire pour faire la part entre le réel et le virtuel, de plus en plus emmêlés...

JB - Les grands groupes de communication mènent discretement une chasse planétaire aux droits de propriété intellectuelle. Craignez vous cette privatisation du savoir ? Cette logique mercantile n'est-elle pas en contradiction avec la notion d'intérêt général, à l'origine de ces mêmes droits ?

Queau - Le capitalisme mondial est à la recherche désespérée de nouvelles formes de rareté. Il a besoin de se recréer les rentes de situation et les monopoles de fait que l'incroyable abondance du numérique est en train de faire disparaître (copies illimitées à coût marginal presque nul, coût des mémoires et des Processeurs tendant vers zéro). Le durcissement du droit de propriété intellectuel (exemples: atteinte au domaine public, création de nouveaux droits de propriété permettant de privatiser ce qui hier encore était réputé "bien commun " de l'humanité) doit être compris comme un combat mondial de certains groupes d'intérêts spéciaux cherchant à garantir et à étendre leur main-mise sur des pans entiers du bien commun mondial de l'information. Il faut revenir aux fondements de la création des droits de la propriété intellectuelle et se poser d'abord et avant tout la question de l'intérêt supérieur de l'humanité. Durcir le droit de la propriété intellectuelle va-t-il dans le sens de l'intérêt général?

JB - Face au danger que représente cette privatisation du savoir, vous militez pour la création d'une université de l'universel. Pourriez vous définir votre projet ? Est-il compatible avec celui de la Bibliothèque national qui met déjà en ligne une partie de ses fonds ?

Queau - L'UNESCO a le projet de créer une vaste collection mondiale de textes du domaine public. Ces textes peuvent être les textes de la littérature classique, mais aussi les documents gouvernementaux ou les thèses scientifiques financées sur fonds publics. Il s'agit, d'une part, de relever tous les projets similaires déjà entrepris par les Etats membres, comme le projet Gallica de la BNF ou le projet Bibliotheca Universalis du G7. D'autre part, il s'agit d'inciter tous les Etats membres de l'UNESCO (il y en a 186!) à mettre en commun, au niveau international, leurs domaines publics respectifs, et de leur demander de mettre ainsi à la disposition de tous les autres pays,toutes leurs informations du domaine public nationales. Il s'agit plus généralement de promouvoir des concepts comme celui de logiciels libres, de standards ouverts. Le but? Eviter, si l'on ne fait rien, que toutes les informations accessibles ne soient privatisées, ce qui aurait pour effet immanquable d'approfondir encore plus le fossé béant entre riches et pauvres.

JB - Votre projet d'université de l'universel basé sur la collectivisation du savoir peut évoquer l'utopie socialiste. Etes vous prêt à soutenir la comparaison ? Si oui, ne craignez vous pas une certaine hostilité nord américaine ? :-)

Queau - Il ne s'agit pas de collectiviser le savoir. Il s'agit de reconnaître qu'il y a "une chose publique" mondiale, une "res publica" transnationale que nous devons absolument préserver et promouvoir, faute de quoi tout se transformera en "res privata", ce qui signerait la mort de l'humanité comme entité collective. On ne doit pas privatiser la pénicilline ou l'ADN, de même qu'on a déjà reconnu que les fonds marins, la Lune, les orbites géostationnaires sont autant de "biens publics mondiaux". Il y a des informations et des connaissances qui constituent un bien public mondial, qu'il faut protéger, au même titre que la couche d'ozone. Cette tradition du "bien commun" n'est pas seulement latine. Depuis longtemps les Anglo-saxons disposent du concept de "commons". Aujourd'hui il faut réfléchir aux "global commons", aux biens communs mondiaux, et s'efforcer d'en garantir la pérennité et l'accès de tous, notamment des défavorisés.

JB - La valeur du savoir est quelque chose de très relatif et on facture souvent un livre ou un disque au seul prix de son support. Pensez vous que la dématérialisation pourrait paradoxallement revaloriser certaines informations ? Peut on même imaginer des valorisations sur mesure selon chaque individu ?

Queau - La notion de "valeur" elle-même est très relative. Les économistes se contentent de la définir comme le résultat d'une confrontation entre une "offre " et une "demande". A partir de là, on peut imaginer tous les scénarios, comme de faire payer très cher ceux qui auraient un besoin vital de telle information. Je pense que dans un contexte d'abondance de l'accès et de duplication aisée, la question de la valeur va se transposer sur le service, sur la notion de "valeur ajoutée" à l'information.

JB - Outre la privatisation de certains fonds, la question de l'accès à ces fonds reste problématique. Malgré l'arrivée prochaine de l'ADSL, pensez vous que la politique tarifaire de France Télécom , entreprise publique, en matière de télématique a été conforme à l'intérêt général ? Seriez vous prêt à critiquer FT pour sa responsabilité dans l'apparition d'infopauvres français?

Queau - FT est désormais une entreprise comme les autres: il s'agit pour elle de maximiser ses profits et plus de répondre à "l'intérêt général". La notion d'intérêt général est une notion politique. Il est assez illogique de demander à des entreprises qui sont censées maximiser des profits de rechercher de plus à remplir des critères politiques, surtout après que nous ayions "démocratiquement" opté pour la dérégulation et la dénationalisation... C'est cela la contradiction fondamentale entre le marché et la société. En revanche, les hommes politiques ont pour leur part une énorme responsabilité. C'est à eux de proposer les règles de fonctionnement social qui puissent limiter l'accroissement des inégalités. Leur impuissance, si souvent décriée, n'est d'ailleurs que le miroir de nos propres égoïsmes, de notre propre indifférence. Nous avons les politiques que nous méritons. Si nous voulions collectivement réellement plus de "justice", nul doute que les hommes politiques, toujours prompts à sentir le vent, sauraient nous la donner. Mais sommes-nous si sûrs de vouloir effectivement plus de justice, quand cela se fait à notre désavantage? La question devient alors: qui représente les info-pauvres? Quelle force politique représentent-ils? S'ils sont majoritaires, et conscients de l'être, tout peut changer...

JB - Si vous étiez un homme politique, quelles seraient les mesures à prendre selon vous pour renforcer la France dans l'économie de l'information et favoriser l'émergence d'une société de l'information conforme aux principes républicains?

Queau - Tout d'abord redonner un sens à la notion d'accès universel à l'information. Cette notion , jadis inventée pour le téléphone, mais aujourd'hui un peu délaissée, devrait être remise à jour dans le contexte d'Internet. La question des tarifs de télécom, la question de la propriété intellectuelle, et de son équilibre entre ayants droit et utilisateurs font partie des enjeux de cette notion d'accès universel à l'information. Il faudrait même en faire un nouveau droit de l'homme. Les articles 19 et 27 de la Déclaration universelle sont en effet insuffisants. Je proposerais plusieurs mesures concrètes: 1. étudier une régime de subventions croisées (les riches doivent payer pour les pauvres) permettant un accès effectivement universel de tous à l'information. 2. Eviter que la foire d'empoigne sur la propriété intellectuelle ne fasse que renforcer encore davantage les déjà forts et les déjà riches, et donc réviser le droit dans un sens plus équitable pour l'intérêt général. 3. Protéger et donner libre accès au domaine public mondial de l'information et de la connaissance. 4. Former systématiquement tous les enfants à la société de l'information : il ne s'agit pas d'apprendre à jouer à la souris, mais bien à maîtriser en profondeur les mécanismes abstraits qui surdéterminent et modélent notre monde.

JB - Monsieur Quéau, je vous remercie.
Entretien réalisé en Août 99 par Jérôme Bouteiller
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