Avec le X-15, l'avion fusée entre dans l'aventure spatiale

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
17 octobre 2021 à 17h17
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L'avion fusée X-15 en vol. Crédits NASA
L'avion fusée X-15 en vol. Crédits NASA

Son développement lancé alors même que les premières fusées peinaient à sortir de l'atmosphère, l'avion expérimental américain X-15 a repoussé les limites des vols habités à grande vitesse, et ce même après le passage en orbite d'un certain Youri Gagarine. Et peut-être, si l'US Air Force s'était éveillée un peu plus tôt…

Les pionniers allaient vite. Très vite.

De Mach 1 à… plus vite

Si on connait plus l'aventure spatiale sous l'aspect de la recherche sur les missiles balistiques (qui donna naissance aux premiers lanceurs de satellites), il ne faudrait pas oublier que l'après-guerre constituait un terreau fertile d'innovations pour l'aviation, qui faillit bien arriver à la frontière de l'espace aussi vite que les missiles… Aux Etats-Unis dès 1945, la très jeune entreprise Reaction Motors Inc. reçoit un contrat pour concevoir un moteur fusée adapté au Bell X-1. Elle termine alors la conception du XLR-11 à éthanol et oxygène liquide, petite merveille pour l'époque constitué de 4 chambres de combustion pouvant être éteintes ou allumées au besoin pour faire varier la puissance. En octobre 1947, Chuck Yeager devient le premier homme à dépasser Mach-1.

Etude en soufflerie pour le largage du X-15 depuis un modèle du bombardier B-52. Crédits NASA
Etude en soufflerie pour le largage du X-15 depuis un modèle du bombardier B-52. Crédits NASA

A partir du début des années 50, l'US Air Force et la NACA (ancêtre de la NASA dédiée à la recherche aéronautique) sont rapidement face à un défi plus complexe : alors que les premiers chasseurs supersoniques pointent déjà leur nez, il faut comprendre comment passer le prochain « mur » : celui de l'hypersonique à Mach-4 et au-dessus. Mais les avions expérimentaux en développement (le X-2 et le X-3) n'ont pas la puissance pour ça, et surtout pas le revêtement, car ces vols dans la haute atmosphère génèrent d'énormes échauffements. A ce moment-là, les missiles y arrivent très bien (les héritiers du V2 germanique ont fleuri des deux côté du rideau de fer), mais un avion piloté serait un pas en avant, en particulier parce qu'il peut conduire plus de missions que « simplement » bombarder un adversaire. Malgré quelques oppositions budgétaires, notamment parce que les avions militaires non dédiés à la recherche nécessitent déjà énormément d'argent, le projet X-15 est accepté en 1954. Objectif ? Pouvoir atteindre 75 km d'altitude, une vitesse de 7 200 km/h et résister à des échauffements supérieurs à 650 °C.

Le X-15, un appareil résistant (et un peu manoeuvrant)

En novembre 1955, c'est North American qui est choisi pour produire le X-15, avec une propulsion confiée peu après à Reaction Motors. Toutefois la NACA tient le dossier d'une main de fer, et il s'agit de concevoir exactement l'avion demandé ! Le X-15 est un appareil de 15,47 m de long et de 6,81 m d'envergure seulement, essentiellement constitué d'un grand réservoir avec un pilote à une extrémité, et un moteur fusée de l'autre côté. Ce qui en soi ne l'éloigne pas trop d'un lanceur « classique » ! Pour qu'il dispose d'un minimum de portance, on adjoint au cylindre central un fuselage profilé, deux petites ailes et un ensemble de quatre ailerons mobiles à l'arrière.

Comme le X-15 est transporté sous l'aile d'un bombardier B-52 jusqu'à son largage à près de 12 km d'altitude, il dispose aussi d'un aileron sous l'appareil, qui doit être largué peu avant d'atterrir. Pour gagner de la place et réduire la complexité, les ingénieurs remplacent le train arrière par un couple de grands patins, qui sont changés à chaque vol.

Le pilote de X-15 devenu légende (plus tard), Neil Armstrong. Crédits NASA
Le pilote de X-15 devenu légende (plus tard), Neil Armstrong. Crédits NASA

Le X-15 est aussi équipé de nombreux propulseurs d'attitude, des petits jets qui permettent d'orienter l'appareil lors des phases de vol en haute atmosphère. C'est un point crucial pour contrôler la traversée des couches les plus denses : les calculs et les simulations en soufflerie montrent que le profil de vol idéal consiste à « lever le nez » et présenter le ventre du X-15 pour freiner un maximum et dissiper énergie et chaleur. Ce qui, en plus du contrôle, implique des matériaux très résistants. La coque n'est donc pas en aluminium, mais en alliage de nickel (l'inconel, devenu célèbre depuis).

Pour les premiers vols, le moteur n'est pas prêt !

Au fur et à mesure du développement, et alors que les premiers essais en vol plané sans moteurs approchent, il devient évident que le moteur XLR-99 ne sera pas prêt à temps. Qu'à cela ne tienne, il est possible d'utiliser une paire de XLR-11 à la place… Les mêmes modèles qui ont, depuis plus d'une décennie, propulsé le X-1 au-delà du mur du son ! Le 10 mars 1959, le pilote James Crossfield vole pour la première fois dans le X-15, mais pour les premiers essais, l'appareil reste sous l'aile de son avion porteur. Il faudra attendre le 8 juin pour que les équipes estiment qu'il est temps de réaliser le premier vol libre. Les moteurs ne sont toujours pas allumés, il faut d'abord vérifier que le X-15 vole correctement. S'il n'est pas l'avion idéal pour la voltige, ses performances sont conformes. Quelques jours plus tard, c'est le deuxième des trois appareils qui vole pour la première fois.

Vue "plans" du X-15. On voit ici que son train arrière est plus haut que l'aileron du bas, qu'il fallait larguer avant de se poser. Crédits NASA
Vue "plans" du X-15. On voit ici que son train arrière est plus haut que l'aileron du bas, qu'il fallait larguer avant de se poser. Crédits NASA

Le premier allumage moteur en vol n'aura lieu que le 17 septembre 1959, mais quelle poussée ! Le pilote est obligé de réduire les possibilités du moteur au maximum pour contrôler l'avion, qui monte tout de même au-delà de Mach 2.1 et atteint pratiquement les 16 kilomètres d'altitude. Cette fois, les équipes de recherche disposent de données pour aller plus loin, plus haut et plus vite. Un incident moteur début novembre avec un XLR-11 mène à un atterrissage difficile et le fuselage du X-15 numéro 2 est endommagé : le programme prend trois mois de retard. Le 11 février 1960, James Crossfield atteint 27 kilomètres d'altitude, tandis que les deux X-15 volent environ une fois tous les 10 jours. Le 12 mai, Joe Walker atteint pour la première fois Mach 3.2…

Vers la frontière et au-delà !

Il faut noter que le programme X-15, géré par la NASA et l'US Air Force est alors principalement vu comme un programme aéronautique, un formidable outil mais… pas un avion spatial. L'agence américaine est en pleine préparation de son projet Mercury et à l'été 1960, les résultats ne sont pas probants. Peut-être restera-t-il quelques regrets de n'avoir pas fait voler le premier homme jusqu'à la frontière de l'espace en avion, même s'il reste évident que le X-15 n'aurait jamais pu viser l'orbite. Car oui, le nouveau moteur arrive en novembre 1960, et le XLR-99 permet de nouvelles prouesses. Ah, s'il avait été livré quelques mois plus tôt… Le 7 mars 1961, plus d'un mois avant le vol de Gagarine, Robert White atteint Mach 4.43, mais ne grimpe que jusqu'à 23,6 km d'altitude. Avec un profil différent, il eut été possible de viser les « frontières » des 50 miles et de la Ligne de Karman. Toutefois, pilotes et autorités n'en savent pas encore assez sur les limites de l'appareil.

Les équipages du X-15 actifs en 1965. On voit bien le cokpit optimisé pour les très hautes vitesses. Crédits NASA
Les équipages du X-15 actifs en 1965. On voit bien le cokpit optimisé pour les très hautes vitesses. Crédits NASA

En 1961, les pilotes de X-15 (dont Neil Armstrong) dépassent Mach 5, et même Mach 6 (6 500 km/h) dans la haute atmosphère ! Les données serviront à la fois pour la NASA pour étudier les rentrées atmosphériques et plus tard, dans le programme de navettes… et pour l'US Air Force, qui prépare un avion d'observation ultra-rapide : le SR-71 Blackbird (moins rapide, mais avec des caractéristiques opérationnelles plus intéressantes). La réussite du programme Mercury ne met pas fin aux vols du X-15, au contraire : un nombre record d'essais ont lieu en 1962 et 1963. Le 17 juillet 1962, Robert White dépasse enfin les 50 miles d'altitude, et devient astronaute. 13 vols au final jusqu'à 1968 vont « cocher la case », dont deux qui dépasseront en juillet et août 1963 les 100 kilomètres d'altitude. Il devint alors le premier avion spatial.

L'avion fusée, une histoire d'un jour ?

Le programme X-15 n'est pas non plus un modèle en termes de sécurité. Il repousse les limites de l'aviation et valide des concepts nouveaux, mais il coûtera notamment la vie à Michael J. Adams le 15 novembre 1967, son appareil s'étant désintégré à vitesse hypersonique. Le deuxième exemplaire a subi deux accidents à l'atterrissage, et la NASA considère aujourd'hui que les blessures de John McKay ont significativement réduit son espérance de vie… Était-ce le prix à payer pour un programme innovant dans les années 60 ? Probablement. Lors des derniers vols en 1968, de nombreux observateurs s'inquiètent de savoir si le X-15 n'aura finalement servi à rien, aucun autre appareil n'envisageant un tel domaine de vol. Mais les travaux serviront en réalité une décennie plus tard, lors des essais des navettes américaines STS.

Accident en octobre 1959, suite à un atterrissage avec un trop plein de carburant. Crédits NASA/Air Force Museum
Accident en octobre 1959, suite à un atterrissage avec un trop plein de carburant. Crédits NASA/Air Force Museum

Le modèle d'avion fusée n'est pas mort aujourd'hui. Des fusées décollent toujours en étant larguées depuis des avions porteurs (Pegasus, LauncherOne), et Virgin Galactic s'accroche à l'idée d'un avion fusée touristique ! Ce dernier a déjà réalisé 4 vols au-delà des 50 miles (80 km) depuis 2018…

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Commentaires (10)

Anne-Onyman
Merci Clubic, pour ce voyage dans le temps et dans l’espace. C’est un récit qui me fait rêver, qui m’a rappelé qu’à cette époque déjà on accomplissait des exploits de vitesse et d’altitude, dont on recommence tout juste à entendre parler aujourd’hui.
tux.le.vrai
Ah cette époque ou avec la science, tout allait être possible…<br /> (dsl pour le HS : Aujourd’hui, dans les médias, on entend peu parler de science,<br /> mais de religions, d’influenceurs à Dubai, des marseillais, de tic toc … )
ebottlaender
Suivez les bons médias
taist
excellent article qui m’a rappelé ma jeunesse ( 1950 - 20?? ), en ce temps la, chaque journée amenait son lot de progrès bien à l’opposé d’aujourd’hui.
tinou7789
faut changer de media
Highmac
Avant, les médias en général vendaient du rêve. Alors que maintenant, il en reste très peu.
xylf
Note au rédacteur : mach6 ≠ 6500km/h. C’est une approximation. M1 est la vitesse du son par rapport à son environnement, donc de la densité et température du milieu. En clair il y a plus de km/h quand l’air et dense (basse altitude) par rapport aux hautes couches de l’atmosphère.
ebottlaender
Oui c’est vrai, c’est la vitesse au niveau de la mer (1 atm). Ici c’est surtout pour donner un ordre de grandeur.
fred2bar
Article super intéressant comme toujours. Merci, je ne connaissais pas toute cette époque.
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