R-1 - R-5 : les descendantes soviétiques de la fusée V2

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
16 juillet 2021 à 14h20
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Alors, sous la bâche, R-1 ou V2 ? Difficile à dire, l'une étant la copie de l'autre... en tout cas, ça se passe en Union Soviétique ! crédits URSS/mil.ru
Alors, sous la bâche, R-1 ou V2 ? Difficile à dire, l'une étant la copie de l'autre... en tout cas, ça se passe en Union Soviétique ! crédits URSS/mil.ru

Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, les équipes soviétiques font des pieds et des mains pour reprendre et développer les travaux de la fusée V2. Il faudra du temps, mais de l'autre côté de l'Atlantique la course est lancée. Les intentions ne sont pas encore très spatiales…

Quand il s'agit de faire la guerre, l'innovation suit !

Comprendre et copier

La fin du second conflit mondial n'était pas encore signée que soviétiques et américains avaient récupéré matériel et scientifiques du programme de conception de la fusée allemande V2. Le premier missile balistique de l'histoire pouvait embarquer ses explosifs à une portée de 270 kilomètres. Et qu'importe alors que la précision fut relativement hasardeuse (un carré de 20 km de côté, environ) et que la capacité d'emport n'en fasse pas une arme redoutable : les deux blocs ont compris l'intérêt de ces missiles, surtout au moment où les premières bombes nucléaires américaines anéantissent les dernières velléités du Japon.

Côté URSS, 150 spécialistes allemands du V2 sont ramenés en Union soviétique, tandis que deux bureaux d'études coopèrent sur le sujet des fusées : l'OKB 456 de Valentin Glouchko, qui se charge de développer la propulsion, et le NII-88 dont fait partie Sergei Koroliov (parfois orthographié Korolev). Dans un premier temps, en 1946, l'objectif est simple : Staline veut un V2 soviétique, et approuve le projet « Fusée n°1 », ou Rakieta-1, la R-1.

Les soviétiques, de grands tintinophiles avec leur R-1... Crédits RGANTD
Les soviétiques, de grands tintinophiles avec leur R-1... Crédits RGANTD

Dans une URSS qui fait face aux défis d'après-guerre, la tâche n'est pas aisée. Certains matériaux manquent, comme le caoutchouc ou certains composants, en particulier pour compléter les premiers moteurs fusée RD-100 de l'OKB 456. Par chance, il reste des pièces à récupérer sur les V2 d'origine. Le programme rencontre aussi des retards, parce que l'Union soviétique manque de sites adaptés, que ce soit pour les tests statiques ou de futures infrastructures de lancement. Le site choisi pour les essais est Kapustin Yar, à 100 km de Stalingrad (devenue Volgograd). La première R-1 est installée sur son pas de tir le 13 septembre 1948, et le programme commence dramatiquement par la mort du Capitaine Pavel Esseliov, qui tombe avec une plateforme provisoire installée pour accéder au panneau des instruments, sous l'ogive de la fusée.

Le tir, après plusieurs tentatives, a lieu le 17 septembre et verra la première R-1 décoller… avec son pas de tir, la fusée accrochant un câble lors de son départ. Heureusement, les équipes apprennent vite, et vont progresser sur le terrain. 9 essais auront lieu, avec un premier succès le 10 octobre 1948. La « V2 soviétique » n'est pourtant pas un fleuron national, et des versions améliorées sont vite préparées pour des essais à venir, qui se tiendront en 1949. Il faudra attendre novembre 1950 pour que le missile soit déclaré opérationnel et que la construction en série soit ordonnée pour un déploiement dans les armées. Les premières unités « de série » ne seront livrées qu'en 1952-53.

La fusée soviétique R-1 restera aussi dans l'histoire comme la première ayant permis de faire voler des animaux et de les récupérer vivants. En effet, les USA testeront quelques V2 embarquant des singes, mais les malheureux n'ont jamais revu le sol. Sur la R-1, au contraire, un compartiment à parachute est conçu pour embarquer deux chiens, et une série de vols a lieu dès 1951. Les chiennes Dezik et Tsigane reviennent d'un vol à plus de 101 km d'altitude !

Photo qui montrerait Dezik et Tsigane (non confirmée) dans leur compartiment.
Photo qui montrerait Dezik et Tsigane (non confirmée) dans leur compartiment.

R-2, mais pas D-2

Il se trouve qu'en parallèle du R-1, copie soviétique du V2 nazi, plusieurs équipes ont aussi travaillé sur une version améliorée, sur la base de designs déjà évoqués par les ingénieurs allemands avant la fin de la guerre. Le groupe de travail déporté en URSS propose sa version G-1, avec de grands changements structurels sur les réservoirs et la structure. Valentin Glouchko propose son nouveau moteur RD-101, plus compact et plus puissant, grâce à l'utilisation de méthanol à la place d'éthanol… Et finalement, c'est à nouveau Koroliov qui reçoit la responsabilité du projet R-2 en 1947.

Avec seulement quelques mois de plus par rapport à sa cousine la R-1, cette version est beaucoup plus impressionnante. La précision est améliorée, et surtout la portée est doublée à 550 kilomètres ! Le missile balistique est plus simple d'emploi et pèse toujours moins de 20 tonnes. Capable d'emporter 508 kg de charge utile (une ogive le plus souvent, qui se détache de la fusée hors de l'atmosphère), le R-2 est une arme plus redoutable que son prédécesseur, et sera produite en plus grand nombre. Quelques études envisagent même une version habitée, qui ne verra pas le jour.

Une fusée R-2 à l'échelle exposée en Russie. Crédits Wikimedia/Nesusvet
Une fusée R-2 à l'échelle exposée en Russie. Crédits Wikimedia/Nesusvet

R-3 la grande ambition avortée

R-1, R-2, alors pourquoi pas R-3 ? Dans la pure logique numéraire, le projet voit le jour très peu de temps après les deux premiers, avec pour ambition d'améliorer drastiquement le design du moteur et du lanceur, pour cette fois atteindre 3 000 km de portée avec une charge utile de 3 tonnes. On l'aura compris, c'est un objectif établi directement par les militaires, qui souhaitent embarquer leurs futures ogives nucléaires et menacer (ou en tout cas établir la réciprocité d'une frappe) sur l'ensemble du continent européen. Le problème, c'est que contrairement aux versions à plus courte portée, il faut faire un bond technologique de géant. La structure, les réservoirs, la propulsion, il faut évoluer sous tous les aspects : le V2 paraît bien loin, et pourtant la copie R-1 ne vole pas encore quand ce projet est lancé. Il ne se concrétisera pas, les différentes pistes technologiques n'étant pas encore au rendez-vous. Une version R-3A est envisagée et étudiée en profondeur. Celle-ci, qui ne volera pas, sera néanmoins une base de travail pour les futures fusées russes à longue portée.

R-5, un missile balistique qui menace l'Europe

Avec cette fusée, les bureaux d'études soviétiques laissent la V2 derrière eux, pour un design entièrement « made in URSS » ! L'étude est démarrée en 1952, alors que le projet R-3 patauge, tandis que les versions précédentes entrent à peine dans une phase de production en série. S. Koroliov sait qu'il peut compter sur un moteur plus puissant (mais toujours à Oxygène liquide – Alcool), le RD-103, et sur un lanceur qui mesure maintenant 22 mètres de haut. Moins ambitieuse que la R-3, la R-5 peut emmener une ogive de 1 450 kg à une portée de 1 500 kilomètres. Elle répond donc plus ou moins au besoin des autorités, qui souhaitent ardemment mettre leur dissuasion nucléaire au sein de ces armes nouvelles. La première R-5 décolle en mars 1953 et les tests qui vont se poursuivre sont concluants, mais cette version n'est pas encore adaptée pour les armes de destruction massives. Il faudra attendre la R-5M, en 1955, pour que ce soit le cas. Cette dernière fut déployée par plusieurs unités dans les armées soviétiques, et même testée le 2 février 1956 avec une ogive nucléaire.

Un missile R-5 à la verticale. Crédits URSS
Un missile R-5 à la verticale. Crédits URSS

La fusée R-5, fiable, servira aussi de banc de test pour quelques éléments de la génération suivante. Car après le développement des R-1, R-2, R-3 et R-5, Sergei Koroliov réussit à faire approuver en mai 1954 le projet R-7. Avec ses moteurs RD-107 et 108 qui fonctionnent au kérosène et non plus à l'alcool et une architecture innovante avec quatre boosters auxiliaires disposés autour d'un étage central, il peut concevoir un premier missile balistique intercontinental. Et pourquoi pas au passage tenter, avec une charge utile beaucoup plus légère, un lancement de satellite

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (25)

kanda
Merci Eric pour cet excellent article <br /> Dezik et Tsigane seront montées plus haut qu’un certain R. Branson
ypapanoel
"Les soviétiques, de grands tintinophiles avec leur R-1… "<br /> Celle là je l’avais pas vue venir et elle m’a bien fait marrer.<br /> Excellente !
pecore
C’est un hasard du calendrier cet article juste après le vol de Virgin Galactic ou c’est pour surfer sur l’actualité ?
GRITI
C’est important?
pecore
Du tout, c’est par curiosité.
GRITI
Vu tes interventions sur l’article du vol de Bronson, je me suis demandé si ta question était une attaque envers le rédacteur.
DrGeekill
Très intéressant et très instructif. Les photos sont superbes, merci.
pecore
Non, non, je trouve l’article très instructif.
ebottlaender
En fait je vois pas trop le rapport avec Virgin Galactic <br /> A part les deux chiens peut-être ^^
pecore
Ok, j’ai ma réponse alors. Merci.
pecore
Juste pour la précision je n’ai rien à redire non plus concernant l’article sur le vol de Branson. Mes remarques concernaient l’évènement en lui même, pas l’article.
juju251
Très bon article. <br /> C’est toujours intéressant de voir quelles fusées / techniques (pour être plus général) font que le spatial en est où il est aujourd’hui.<br /> Sinon, je note une chose :<br /> la première R-1 décoller… avec son pas de tir<br /> Entre la R-1 qui part avec le pas de tir et la N1 qui retombe dessus et le fais éclater en morceaux dans une énorme explosion, c’est une constante pour l’ex bloc de l’est.
SlashDot2k19
Top cet article, c’est pas trop médiatisé la reprise des v2 du côté des cocos…
Element_n90
@eric<br /> C’est dingue qu’ils ai tous carburé à l’éthanol jusqu’à la version 7. Pourquoi on t’ils mis tant de temps à choisir le kérosène ? Par pur mimétisme avec les Allemands qui, eux, avaient difficilement accès au pétrole à cause de la guerre (pure théorie) ?
ebottlaender
C’était une technologie plus maîtrisée à l’époque, oui, en sachant que le kérosène raffiné était aussi dédié à d’autres appareils. De ce que j’ai pu lire (je ne suis pas spécialiste de l’époque) j’ai cru comprendre que les designs étaient déjà orientés vers le duo LOX/Kérosène mais que ce ce fut difficile à mettre au point avec fiabilité.<br /> Un peu comme aujourd’hui avec le «&nbsp;rush&nbsp;» autour des moteurs à méthane…
Maspriborintorg
Regardez les documents sur les test aux USA! Thor Able 4 échecs sur 7 lancements, Thor Agena 6/15, Thor Able Star 7/19, Thor Agena B 8/43, Delta 1/12, Thor Agena D 2/87, Delta 100 1/5, Delta 3914 2/24, Delta 3 1/3. Shepard est parti sur une fusée dont l’exemplaire précédent avait explosé.Ne pas oublier les navettes spatiale US dont 2 ont explosé tuant leur équipage, du point de vue technique, loupé technologique car le cahier des charges prévoyait plus de 12 lancements par ans alors qu’en pratique, avec la remise en état, il n’y a eu que 3 vols par ans, avec les erreurs techniques (booster à poudre avec joints mal conçus, revêtement du réservoir cryogénique avec peinture polyuréthane brune qui permets au givre de s’accrocher fortement et lors du décollage, les vibrations le décollent et il détériore les tuiles du bord d’attaque. (A Baikonur, la température tombe à -45 en hivers, mais les soviétiques utilisaient une peinture silicone anti-adérante (source: Lozino Lozinski). Et ensuite, les américains ont mis à la tête le nazi Allemand Werner Von Braun et tout s’est amélioré.A noter que les fusée Atlas américaines utilisent jusqu’à cette année les moteurs russes RD-180. La grande force des USA est d’avoir créé la NASA qui centralisait toutes les compétences alors qu’en URSS il n’y avait pas l’équivalent et qu’il y avait 3 constructeurs indépendants et concurrents (Koroliov, Tchelomeï,oublié le nom du 3ème ) qui tous planchaient sur la fusée lunaire et de plus Koroliov et Glouchko étant des personalités fortes, Glouchko le spécialiste des moteurs fusée depuis depuis 1929 (moteur OPM1→OPM-65) 1940 (moteurs RD-1→RD-108), a claqué la porte et Koroliov qui n’était pas spécialiste dans ce domaine mais dans les fusées elles-même a du improviser. A noter qu’au moment de la chute de l’URSS, celle-ci procédait à plus de 50 lancements par an.Quand à l’Europe avec ses fusées Europa… Heureusement que De Gaulle a vu l’avenir et a poussé le programme Ariane.
juju251
Je plaisantais hein …<br /> Et sinon, aérer ton texte le rendrait plus agréable à lire.
ebottlaender
La conquête spatiale, gloubiboulga édition
pecore
juju251:<br /> Et sinon, aérer ton texte le rendrait plus agréable à lire<br /> J’étais près à repondre la même chose. Quelques renvois à la ligne permettent de structurer un texte, surtout un peu long et de le rendre plus clair et plus digeste. Là, j’avoue que j’ai décroché en route.
NoDoubleCompte
Ils feraient mieux de procurer à manger pour les pauvres Russes
Cynian90
Y-a-t il des droits de propriété intellectuelle sur la fusée V2 ? Parce que j’en ai une de la même taille et forme, je sais pas si je suis légal.
sami17220
Merci pour l’article.
sami17220
Tant que personne ne l’a voit dans ton jardin, keep cool !
nicgrover
Excellent article comme d’habitude.<br /> Dommage que ce soient des engins de mort qui ont fait évoluer l’aventure spatiale…
pecore
Ah, je me faisais justement la réflexion d’avant c’était la fabrication d’armes de destruction massive qui faisait avancer la science de l’espace et maintenant c’est la mise en «&nbsp;orbite&nbsp;» de milliardaires. On râle, on râle mais à tout choisir, je préfère quand même le deuxième.
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