Avion-fusée SpaceShipOne : un rêve touché du bout des doigts

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
04 décembre 2020 à 14h58
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Le petit avion fusée est monté trois fois à plus de 100 km d'altitude
Le petit avion fusée est monté trois fois à plus de 100 km d'altitude

Premier avion fusée développé avec des fonds privés, SpaceShipOne fut le vainqueur du « X-prize » en atteignant deux fois de suite la Ligne de Karman lors de vols paraboliques en 2004. Un record qui continue d'attiser les convoitises…

Il est aujourd'hui exposé au musée Smithsonian.

Le X-Prize, pour repousser les frontières

Le vol de Charles Lindbergh, qui remporta en 1927 le Prix Orteig pour avoir traversé l'Atlantique sans escale, inspira le monde et changea la perspective de l'aviation d'alors. Inspiré par cet exploit, l'entrepreneur Peter Diamandis met en place en 1994 une fondation avec un but similaire, mais pour les vols spatiaux. Il réussit à attirer suffisamment d'argent pour proposer un prix de 10 millions de dollars, qui va bien vite s'appeler le « X-Prize » (double référence, X étant le 10 latin, mais aussi le préfixe des avions expérimentaux de la NASA).

La compétition est officiellement lancée en mai 2016 : le prix sera offert à la première équipe capable de voler deux fois au-dessus de la Ligne de Karman (100 km) en moins de deux semaines avec le même appareil habité. A l'époque comme maintenant, le fait d'avoir un « accès à l'espace » régulier et bas coût était vu comme la clé pour la démocratisation du spatial.

En faisant le pari de l'astronautique pour tous, le X-Prize voulait ni plus ni moins que faire changer l'astronautique de dimension.

X-Prize participants © Ansari X-Prize

26 équipes remplissent un dossier. Certaines n'ont pas le poids financier pour espérer participer jusqu'à construire un avion ou un véhicule spatial capable d'emmener un humain, mais d'autres lèvent des fonds et obtiennent le soutien de grandes entreprises, de banques ou même de millionnaires pour les soutenir. Peu réussissent toutefois à concevoir un véhicule digne d'intérêt pour passer à la phase d'ingénierie.

Armadillo Aerospace comptait utiliser une fusée, les canadiens du Da Vinci Project souhaitaient démarrer le vol à environ 30 km d'altitude grâce à une première phase sous un ballon stratosphérique… Mais dès 2003, le projet « Tier One » de Burt Rutan et son entreprise Scaled Composites, financé en grande partie grâce au milliardaire fondateur de Microsoft Paul Allen, est présenté comme un favori.

Burt Rutan, génie des avions expérimentaux

Dans le monde de l'aviation, Burt Rutan est ce que l'on peut appeler un électron libre. Un concepteur de génie, qui resta presque toute sa carrière inféodé aux grands groupes d'aviation. Il quitte McDonnell Douglas à 29 ans, après ses études aéronautiques et différentes expériences avec des avions d'essais. Burt a des designs pleins les poches. Il fonde la Rutan Air Factory à 31 ans et conçoit des petits avions de tourisme avec des plans canard.

Huit ans plus tard, il établit Scaled Composites, spécialisé dans la conception et la réalisation d'avions expérimentaux, sur l'aéroport de Mojave. En partenariat pour la NASA ou des géants du secteur, Burt Rutan imagine quelques-uns des avions les plus étranges ayant jamais volé (l'AD-1 à aile pivotante pour la NASA ou le Boomerang). C'est un homme de passion et de records aussi, qui réussit à construire le Voyager. En 1986, ce dernier réalise le premier tour du monde atmosphérique sans escale et sans ravitaillement.

Le Boomerang. Plus on le voit, plus on remarque des trucs qui clochent. Crédits Wikipedia/Ken Mist
Le Boomerang. Plus on le voit, plus on remarque des trucs qui clochent. Crédits Wikipedia/Ken Mist

Burt Rutan est sans le savoir la cible exacte du pari de Peter Diamandis lorsqu'il met en place le X-Prize. Un entrepreneur innovant, suffisamment fou pour se lancer dans l'aventure, mais avec les connaissances nécessaires pour réussir. Rutan imaginait déjà un avion fusée dès 1994, sans savoir quel cadre lui donner. Le X-Prize lui donnera l'opportunité d'y penser. Avec ses équipes de Scaled Composites, il va faire ce qu'il connaît le mieux : un avion. Ou plutôt deux, un porteur, et un avion fusée d'un nouveau genre.

SpaceShipOne vole !

Le design du projet SpaceShipOne repose avant tout sur celui de son avion porteur, WhiteKnight. Ce grand avion, adapté aux vols en haute altitude, a la lourde mission de décoller avec le petit avion fusée, avant de le larguer à plus de 500 km/h et à 15 kilomètres d'altitude. Dans cette atmosphère raréfiée, ce dernier allume son unique moteur, gagne un peu de vitesse et cabre vers le ciel jusqu'à ce que le moteur s'éteigne… avant de revenir sur Terre en manoeuvrant grâce à un audacieux système de queue pivotante, qui se remet en place avant l'atterrissage sur piste.

On pourrait croire du coup que le plus difficile repose sur l'avion fusée, non ? En fait, le porteur (et c'est là le génie du projet) utilise la même avionique que l'avion fusée, le même cockpit, les mêmes commandes. Il est même possible d'activer un profil de vol au cours duquel WhiteKnight se comporte exactement comme SpaceShipOne. Ainsi, lorsqu'il décolle pour la première fois en 2002, avion porteur représente un atout majeur pour gagner le X-Prize. Les pilotes vont pouvoir voler et s'entraîner avec, tandis que les équipes de développement concentrent leurs efforts sur l'avion fusée.

Le SpaceShipOne sous le ventre de WhiteKnight. Cela ne ressemble à aucun avion d'une génération précédente ! Crédits Scaled Composites
Le SpaceShipOne sous le ventre de WhiteKnight. Cela ne ressemble à aucun avion d'une génération précédente ! Crédits Scaled Composites

Le public, lui, ne découvrira que les deux avions ensemble. Scaled Composites révèle le projet « Tier One » au public le 26 avril 2003, juste avant le début des essais en vol du duo… Qu'il devenait impossible de cacher aux reporters présents autour de la base de Mojave. Le 20 mai 2003, SpaceShipOne vole, sous le ventre de son avion porteur. Le 7 août, il est largué et plane avec succès avec Mike Melvill aux commandes jusqu'à son atterrissage réussi.

Ce n'est qu'après 10 essais que SpaceShipOne allume son moteur fusée en vol pour la première fois le 17 décembre 2003. Pour le centième anniversaire du vol d'un avion par les frères Wright, le pilote Brian Binnie atteint Mach 1.2 et dépasse les 20 kilomètres d'altitude. Malgré les vibrations et quelques doutes sur les moteurs, le programme ne sera jamais rattrapé par ses concurrents : tout le monde sait alors que Scaled Composites tentera d'atteindre l'espace en 2004.

Un record, plusieurs dangers

La question du moteur de SpaceShipOne est au centre des débats en 2004. Scaled Composites utilise en effet un moteur fusée hybride, utilisant un carburant solide (à base de billes de caoutchouc) et d'oxygène. Encore faut-il que la poussée ne varie pas trop au cours de la montée : SpaceShipOne a beau être un véhicule expérimental, le pilote n'a d'autre échappatoire qu'un parachute (inutile à haute vitesse ou haute altitude), et l'avion doit pratiquer deux vols successifs au-delà de 100 km d'altitude…

Après un nouvel essai sans moteur, et deux essais à haute vitesse et haute altitude en avril et mai 2004, Burt Rutan réussit son pari le 21 juin. Avec Mike Melvill aux commandes, SpaceShipOne atteint 100,124 km d'altitude et Mach 2.9. Le vol est hautement médiatisé : il s'agit ni plus ni moins que le premier véhicule spatial habité entièrement privé, et son pilote recevra ses ailes d'astronautes.

On voit bien ici le système de queue pivotante de SpaceShipOne, clé de la rentrée atmosphérique de l'avion fusée. Crédits Wikipedia/Kaboldy
On voit bien ici le système de queue pivotante de SpaceShipOne, clé de la rentrée atmosphérique de l'avion fusée. Crédits Wikipedia/Kaboldy

L'engouement en 2004 est plus fort que jamais. Les promesses de réussite de Scaled Composites ont attiré les fonds de la richissime famille Ansari, qui « rachète » la fondation et le prix de Peter Diamandis, lequel sera ainsi renommé rapidement l'Ansari X-Prize. Fasciné par le vol de SpaceShipOne, le milliardaire britannique Richard Branson fonde durant l'été une nouvelle entreprise, Virgin Galactic, qu'il associe directement au succès de Burt Rutan.

Juste à temps pour coller un autocollant sur la queue de SpaceShipOne, qui décolle pour le premier des deux vols consécutifs afin de rafler le prix le 29 septembre 2004. Malgré quelques nouvelles frayeurs (l'avion fait des tonneaux au cours de sa montée), SpaceShipOne atteint 102,9 km. Et quelques jours plus tard le 4 octobre, Brian Binnie devient lui aussi astronaute, emmenant l'avion fusée à plus de 112 km d'altitude. A son atterrissage à Mojave, la presse célèbre déjà (et à juste titre) une nouvelle étape de la conquête spatiale. Le champagne coule à flots, Paul Allen est dans l'ombre et Richard Branson déploie sa force de communication en annonçant déjà une prochaine génération de véhicules pour des vols touristiques dès 2007…

Plus gros, plus haut, plus loin, plus dur…

Selon les pilotes eux-mêmes, SpaceShipOne était un appareil dangereux. Même si tout s'est bien passé pour le record, ni Scaled Composites ni Burt Rutan lui-même n'ont jamais plus fait voler l'avion fusée. Ce dernier est aujourd'hui exposé à Washington dans la « galerie des pionniers » du musée Smithsonian. Le rêve d'obtenir un accès à l'espace facilité, et de faire changer l'astronautique de dimension, ne s'est pas (encore) réalisé.

D'une part, aucun autre concurrent de l'Ansari X-Prize n'a pu s'approcher, même vaguement, d'une performance telle que celle de SpaceShipOne. S'il y a bien eu l'éclosion d'un nouveau marché sous la forme du tourisme spatial, ce dernier n'a pas été à la hauteur de ses promesses initiales. La quasi-totalité des concurrents de Virgin Galactic a fait faillite en 16 ans, et l'entreprise de Richard Branson n'a pas encore pu transporter un seul touriste spatial au-dessus de la frontière de l'espace… même s'il profite toujours de la filiation avec le projet initial : SpaceShipTwo fut conçu et managé par Scaled Composites jusqu'à 2014.

Burt Rutan poursuivit pour sa part une autre aventure avec Paul Allen et Scaled Composites : Stratolaunch…

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (9)

Martin_Penwald
Ah, ben voilà pourquoi ça me faisait penser au Stratolaunch. Qui semble être un échec retentissant. Dommage, c’était un appareil très impressionnant.
ebottlaender
Stratolaunch va revoler
smover
Cela fait toujours autant plaisir de lire et d’apprendre avec des articles de cette qualité, merci Eric !
Element_n90
Et c’est imaginable de pousser encore un peu plus haut : 120, 150 km…, ou il faut une vrai fusée ?
ebottlaender
C’est imaginable oui ^^ Mais c’est avant tout une question de puissance !
sirifa
A 100Km on a la Ligne de Kármán, qui par définition met la limite ou les surfaces n’ont plus assez d’air pour pouvoir porter un avion.<br /> Donc au dessus, normalement c’est plus vraiment un avion, c’est juste un projectile qui fait un vol balistique.<br /> fr.wikipedia.org<br /> Ligne de Kármán<br /> La ligne de Kármán s'étend, suivant les normes internationales, à 100&nbsp;km au-dessus de la surface de la Terre. Elle définit la limite entre l'atmosphère terrestre et l'espace pour la Fédération aéronautique internationale.<br /> Le nom de cette ligne vient du nom du physicien hongro-américain, Theodore von Kármán, qui calcula l'altitude à partir de laquelle l'atmosphère terrestre devient trop ténue pour des applications aéronautiques. En effet, bien qu'il n'y ait pas de limite précise au-delà de laquel...<br />
ebottlaender
Ce n’est pas qu’une question de portance, c’est aussi une question de vitesse ^^<br /> L’avion fusée de Virgin ne se comporte plus comme un avion à partir d’environ 30 à 40 km d’altitude. C’est pour cela qu’on parle d’un vol parabolique : il monte et il descend, mais pas grâce à ses surfaces portantes.<br /> Clubic.com – 10 Feb 20<br /> Ligne de Kármán : tout comprendre sur la frontière entre espace et atmosphère<br /> Derrière cette définition encore controversée se cache une question plus difficile qu'il y paraît : à partir de quand est-on «&nbsp;dans l'espace&nbsp;»&nbsp;? Où s'arrête l'aéronautique pour devenir du vol spatial&nbsp;?<br />
SlashDot2k19
Un look vraiment particulier, un avion croisé avec une fusée… Espérons que ce domaine évolue aussi vite que l’aviation a ses débuts.
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