Ligne de Kármán : tout comprendre sur la frontière entre espace et atmosphère

Eric Bottlaender
Par Eric Bottlaender, Spécialiste espace.
Publié le 17 février 2020 à 12h59
Soleil Terre Espace
Lever de Soleil... Vu d'au-dessus de la Ligne de Kármán

Derrière cette définition encore controversée se cache une question plus difficile qu'il y paraît : à partir de quand est-on « dans l'espace » ? Où s'arrête l'aéronautique pour devenir du vol spatial ?

Theodore Von Kármán (1881-1963) est un mathématicien, ingénieur et physicien né à Budapest. Il passe sa carrière à travailler sur la physique aérodynamique eu Europe avant d'émigrer aux Etats-Unis dans les années 30, puis de devenir en Californie l'un des grands physiciens des premiers vols supersoniques. Or, si bon nombre de ses travaux et créations lui survivent (il est l'un des fondateurs du très fameux laboratoire Jet Propulsion Laboratory), il est surtout connu pour la fameuse « Ligne de Kármán », que l'on définit très souvent comme la frontière de l'espace. Et oui, son nom porte des accents, que tout le monde oublie.

Perdus dans l'espace

Alors, à partir de quand est-on « dans l'espace » ? La question anime les débats depuis bientôt un siècle, car elle n'est pas simple. En effet notre atmosphère n'agit pas comme une bulle : il n'y a pas de frontière physique ou de zone bien définie à partir de laquelle on se retrouve dans le vide spatial. L'atmosphère est juste de moins en moins dense au fur et à mesure que l'altitude augmente. À quelques kilomètres d'altitude, l'air est irrespirable. La majorité des avions ne volent pas au-delà de 13 km d'altitude car leurs réacteurs ont besoin d'oxygène pour assurer leur combustion. Les ballons stratosphériques, eux, ne montent pas au-delà de 50 km d'altitude.

Mais l'atmosphère ne se termine pourtant pas là : il y a la mésosphère au-delà, puis la thermosphère, qui s'étend de 85 km environ à plus de 650 km d'altitude. Eh oui, même là-haut, il reste quelques particules atmosphériques. Et cela se prolonge bien plus loin. En 2018, une étude a prouvé qu'il existait de très rares molécules atmosphériques autour de... la Lune, soit à 384 000 kilomètres de la Terre !

Un peu de maths

Nous n'avons donc pas la réponse à notre question. Le « vide spatial » serait-il dépendant de la pression atmosphérique ? Von Kármán, qui travaille sur les avions supersoniques, cherche lui-même une définition, et va donc partir de la formule de la portance : L = 1/2pv²SCl avec L la portance (lift en anglais), p la densité de l'air, v la vitesse de l'avion, S la surface de l'avion et Cl le coefficient de portance.

Rassurez-vous, la formule n'est pas très importante. C'est plutôt le constat qui va avec : lorsqu'on pilote un avion et qu'on veut voler à une plus haute altitude, la densité de l'air décroit, il faut donc augmenter sa vitesse pour maintenir la même portance (et éviter de dégringoler). Vous suivez toujours ? Bien. Sauf qu'à un moment, la densité de l'air sera si faible qu'en augmentant sa vitesse, l'avion est en fait arrivé à ce qu'on appelle la première vitesse cosmique : il est en orbite.

Eh bien la Ligne de Kármán, c'est l'altitude pivot à partir de laquelle il faut atteindre une vitesse orbitale, soit environ 28 500 km/h, pour générer de la portance (et éviter de dégringoler). En d'autres termes, c'est l'altitude au-delà de laquelle on quitte l'aéronautique pour parler de vol spatial...

Vue Terre depuis ISS
La Terre vue depuis l'ISS, à 400 km d'altitude

Turbo frontière

C'est une définition tout à fait acceptable, n'est-ce pas ? Mais les choses ne sont pas aussi faciles qu'elles paraissent : il faut maintenant trouver cette altitude. En se basant sur ses calculs, T. Von Kármán propose d'abord 83,6 km, ce qui correspond peu ou prou à des mesures établies plus tard : autour de 85 kilomètres d'altitude commence la turbopause, une région où les différents gaz atmosphériques ont du mal à se mélanger entre eux. Malheureusement, en faisant varier de faibles paramètres, le calcul change et donc l'altitude change. Difficile pour la « frontière de l'espace » de reposer sur des nombres flottants... La communauté réclame une limite arbitraire ! Von Kármán propose alors 300 000 pieds, soit 91,5 km. Mais l'altitude retenue privilégie un chiffre rond, plus grand public : 100 km au-dessus du niveau de la mer. La « Ligne de Kármán » est née.

Cette ligne est aussitôt adoptée par la Fédération Aéronautique Internationale, qui s'en sert pour différencier l'aéronautique et l'astronautique. Pour la FAI, un vol même parabolique au-dessus de la Ligne de Kármán fait de vous un astronaute. De la même façon, une fusée envoyant une charge utile sous la Ligne de Kármán effectue un vol atmosphérique, tandis qu'au-dessus, cela devient un vol suborbital (pour une parabole) ou orbital. Cette frontière des 100 km est depuis utilisée couramment, et le grand public la considère comme une norme. Pour autant, il faut se souvenir qu'elle n'a aucune valeur réglementaire, ce qui a quelques conséquences !

Pendant ce temps là, de l'autre côté de l'Atlantique...

Les Etats-Unis, par exemple (grande nation astronautique s'il en est) n'utilisent pas la Ligne de Kármán en tant que frontière de l'espace. Pour des raisons autant pratiques que politiques, ce pays a choisi d'utiliser une frontière arbitraire à 50 miles d'altitude, soit 80,4 km. Cela engendre d'ailleurs de petits imbroglios puisqu'il est possible d'obtenir les « ailes » d'astronaute américain sans pour autant être reconnu internationalement en tant que tel... C'est notamment le cas pour certains pilotes de l'avion américain X-15, ou des équipages de l'avion fusée de Virgin Galactic dédié au tourisme suborbital.

La définition même de la Ligne de Kármán est encore débattue aujourd'hui, pour ce qu'elle représente en termes de prestige mais aussi dans un cadre légal (si un avion vous survole dans une parabole à 85 km d'altitude, est-il dans l'espace international ou dans votre espace aérien ?). Et même sur le plan physique : la plus petite orbite circulaire a été homologuée cet hiver à 167 km d'altitude, et le satellite japonais Tsubame n'a pu la maintenir que grâce à ses moteurs car il y a déjà trop de frottements atmosphériques.

Faudra-t-il un jour revoir la copie et changer la Ligne de Kármán ? Ce n'est pas impossible. Mais depuis Spoutnik, l'espace n'est déjà plus la dernière frontière...
Eric Bottlaender
Par Eric Bottlaender
Spécialiste espace

Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (10)
sami17220

Article intéressant et bien écrit, merci.

ebottlaender

Et encore, je viens de voir que la formule de la portance n’était pas sortie avec :confused: Ca devrait être réglé bientôt !

sami17220

Une formule n’est intéressante que si on a le niveau et la curiosité pour la tester …

Nmut

On peut juste comprendre les paramètres et leur poids, c’est déjà pas mal. Pas la peine de connaitre les coeffs ni de les utiliser, d’ailleurs ce n’est pas « p » mais « rho » (je ne connais pas le code ASCII et de toute façon pas sur que ça passe sur le forum :-P…).
J’ai dans mes tiroirs toutes les formules de calcul de densité, de trainée et de portance, et je pense que je n’en comprends correctement que la moitié, mais cela ne m’empêche pas de les utiliser tous les jours pour mon taf actuel (calculs de consommation des aéronefs, entre autres).

Nmut

Tu pourrais aussi faire un article sur les différentes strates de l’atmosphère et leur définition.

ebottlaender

Oui alors rho ne sortait pas, mais finalement étant un simple paramètre on peut ne pas suivre la norme (et écrire p) :stuck_out_tongue:
L’essentiel était effectivement de montrer pour ceux qui voudraient la formule comme pour ceux qui s’en fichent que le calcul est vraiment proportionnel et donc dépend directement de la densité de l’air et de la vitesse.

kevvvv

Article très intéressant. Merci :slight_smile:

louchi

Intéressant oui, mais par contre, le titre de l’image d’illustration « Vu d’au-dessus la Ligne » ? ça veut dire quoi en français ?

ebottlaender

Ca veut dire que quand on a préparé l’édition on a oublié des mots ^^ C’est corrigé.

louchi

Excuse acceptée, ça fait toujours plaisir de voir des sciences dans les niouzes :wink:
Merci :wink: