Emmanuel Fleury : "Il faut repenser l'enseignement de l'informatique en France"

04 septembre 2006 à 00h00
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Emmanuel Fleury, professeur associé au Laboratoire bordelais de recherche en informatique, dresse un tableau contrasté de l'enseignement universitaire en France

AB - Emmanuel Fleury, bonjour. Quel a été votre parcours avant d'intégrer l'équipe professorale du Laboratoire bordelais de recherche en informatique (LaBRI) ?

EF - J'ai fait ma thèse sur la vérification logicielle à l'ENS de Cachan, Val-de-Marne. Ensuite, j'ai passé 5 ans au Danemark où j'ai enseigné et fait de la recherche en informatique. Puis j'ai été recruté à l'Université de Bordeaux en octobre 2005. J'y enseigne la vérification logicielle, la sécurité informatique et le génie logiciel, tout en poursuivant mon activité de recherche.

AB - La direction de Microsoft France a déclaré cet été que la présence de français parmi les finalistes de l'Imagine Cup 2006 témoigne de la qualité de l'enseignement supérieur en informatique dispensé au niveau national. Qu'en est-il à vos yeux ?

EF - Tout d'abord, je tiens à préciser que les trois gagnants de cette compétition 2006 sont l'Italie (1ère), le Brésil (2nd) et la Norvège (3ème). Cette performance de l'Italie me surprend un peu mais, pour ce qui est du Brésil et de la Norvège, je trouve cela tout à fait cohérent.

J'aimerais aussi ajouter ne pas être sûr que le talent de quelques individus représente réellement la situation de l'ensemble d'un pays. Certes, la France produit ponctuellement d'excellents informaticiens au niveau international (souvent issus des grandes écoles). Toutefois, nous devrions peut-être nous intéresser au niveau moyen des étudiants en informatique plutôt qu'à celui de quelques individus isolés.

Mon opinion concernant le niveau des étudiants en informatique à la fin de leur formation est la suivante : Je ne suis pas vraiment satisfait des résultats, surtout si on les compare à ceux enregistrés dans d'autres pays d'Europe ou aux Etats-Unis.

Le problème majeur vient du fait qu'un bon nombre d'enseignants abordent encore l'informatique telle qu'elle se pratiquait dans les années 1980-90 ! Ils ne font pas l'effort de se mettre à jour.

Comprenez bien : Même si ces enseignants traitent des outils nouveaux, le discours, lui, reste le même. Faire un cours sur Java 5 en reprenant un vieux cours de C++ n'apportera rien aux étudiants... Pourtant, c'est ce qui arrive la plupart du temps.

J'aimerais aussi insister sur le fait que les universités ne sont pas les seules touchées. De nombreuses écoles d'ingénieurs ont le même problème. Et c'est tout à fait normal lorsque l'on sait que ce sont les mêmes enseignants qui y officient dans les deux cas. Moi-même, je donne à la fois des cours à l'université et dans une école d'ingénieur.

AB - Quelle est la place des logiciels libres et open source dans l'enseignement informatique universitaire en France à l'heure actuelle ?

EF - Les logiciels libres ont été une aubaine dès le début pour l'enseignement de l'informatique. Parce qu'ils apportaient, à moindre coût, des fonctionnalités avancées (environnement de développement, système d'exploitation, serveur web, etc.) et parce qu'ils nous permettaient de disposer d'une base de codes sources dont nous pouvions nous servir dans nos cours de programmation et de génie logiciel. Cette base n'a pas cessé de croître depuis le début et atteint, de nos jours, une masse critique qui nous offre la possibilité de réaliser des cours complets par ce biais.

Ce qui est vraiment intéressant c'est de pouvoir suivre tout l'historique d'un projet libre à travers les archives des listes de diffusion, le logiciel de traçage de bugs et le gestionnaire de versions du code source. Ainsi, on peut étudier les décisions clés et l'impact de ces décisions sur la suite du projet. Cela constitue un formidable outil d'enseignement et de recherche en programmation et en génie logiciel.

Néanmoins, l'enseignement de l'informatique en France reste très frileux et ne s'aventure pas volontiers dans cette voie là. Les professeurs "classiques" préfèrent voir les étudiants développer une énième implantation du "tic-tac-toe" que de les lancer à la découverte du code inconnu ou de les faire participer à des projets libres.

Cette frilosité a pour effet de produire des informaticiens diplômés qui n'ont qu'une très faible expérience professionnelle alors que les occasions ne manquent pas. Selon mon expérience avec les étudiants Français, il est inutile d'espérer réutiliser leur code, sauf pour certains cas exceptionnels qui ont presque tous participé à des projets libres de leur propre initiative.

Le fait est que le développement ne s'apprend pas seulement dans des livres ou dans des salles de cours, c'est aussi un "savoir faire" qui s'acquiert via l'expérience. Force est de constater que le système universitaire français échoue la plupart du temps à l'enseigner correctement. Probablement parce que cette matière ne se résume pas à une somme de connaissances théoriques.

Un autre problème vient du fait que les méthodes de développement ont évolué mais pas les méthodes d'enseignements. Le développement ne se fait quasiment plus en petits groupes géographiquement proches mais à travers le réseau et avec des équipes éclatées. L'usage intensif d'outils de communication réseau qui permet la coordination des différents développeurs est devenu primordial.

De nos jours, travailler avec des développeurs en Inde et en Russie alors que le directeur de projet est en France est courant. Du fait de ces contraintes, les méthodes de développement et les outils utilisés subissent une forte mutation. Malheureusement, les enseignements actuels ne permettent pas d'appréhender ce genre de techniques de travail. Il serait vraiment intéressant de se lancer dans des expériences pédagogiques plus ambitieuses et plus en adéquation avec la réalité, éventuellement en collaboration avec des entreprises.

AB - La passerelle entre l'université et le monde du travail est-elle solide ? Une fois diplômés, vos étudiants trouvent-ils aisément un emploi dans le secteur ?

EF - Il ne faut pas noircir le tableau, l'informatique est un secteur porteur. La plupart de mes étudiants trouvent du travail bien plus vite que s'ils avaient fait un Master dans un autre domaine. Mais je sais qu'ils n'apprendront vraiment leur métier qu'une fois au sein de l'entreprise.

Pour cerner le problème, je dirais que le système d'enseignement supérieur en France - universités et écoles d'ingénieurs - excelle pour inculquer les connaissances théoriques qui servent sur le long terme _et_qui_doivent_être_maintenues_ mais que la plupart des cours pratiques qu'elle dispense sont des désastres.

Les entreprises ne sont d'ailleurs pas dupes à ce propos.

AB - Faut-il réformer l'enseignement universitaire français, en particulier l'enseignement informatique ? Si oui, quelles sont vos propositions ?

EF - Il existe trois points qui me tiennent à coeur et qu'il serait bon de modifier dans le système Français :

Tout d'abord, il faudrait rétribuer à la même hauteur l'enseignement et la recherche. À l'heure actuelle, un enseignant/chercheur qui se consacrerait uniquement à l'enseignement aura une carrière moins reluisante que celui qui négligerait complètement son enseignement pour se consacrer à sa recherche.

Cela crée une sorte d'asymétrie qui ne donne pas forcément envie de s'investir dans l'enseignement. Le problème vient probablement du fait qu'il existe un protocole pour évaluer les travaux de recherche mais AUCUN en ce qui concerne l'enseignement.

On peut me rétorquer que juger un enseignement est difficile mais je répondrai que juger de la qualité d'un travail de recherche l'est tout autant. Il faudrait donc mettre en place une évaluation des enseignements basée sur l'opinion des collègues, d'experts externes et des étudiants.

Ensuite, la France est probablement l'un des derniers pays d'Europe, avec l'Italie et l'Espagne, où il n'est pas possible d'enseigner en Anglais ! Dans la plupart des autres pays d'Europe, à partir du niveau Master les cours sont dispensés en Anglais.

Le rayonnement d'une université ou d'une école d'ingénieurs passe aussi par le nombre des étudiants étrangers qui viennent y étudier.

En France, les accords d'échanges Erasmus et autres sont souvent à sens unique car les étudiants étrangers qui viennent dans nos universités doivent maîtriser le Français. Cela barre la route à un grand nombre d'étudiants brillants. Il serait bon d'encourager la formation de Masters dispensés en Anglais par des enseignants résidants en France pour des Français et des étrangers venus étudier en France.

Enfin, et ceci plus spécifiquement pour l'enseignement de l'informatique, il serait bon de mettre en place des projets plus conséquents d'une durée d'un semestre ou même d'une année qui consisteraient à s'intégrer dans une équipe de développement d'un projet libre (ou pas) tout en suivant les cours de l'université en parallèle. Comme je l'ai dit plus haut, en matière de développement rien ne remplace l'expérience.

AB - Emmanuel Fleury, je vous remercie.
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