"Sinon, on va tous crever" : pourquoi le président du CNES a-t-il interpellé les industriels du spatial français ?

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
30 mars 2024 à 18h47
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Les essais combinés sont terminés. La prochaine Ariane 6 à prendre cette place va décoller ! © ESA / M. Pedoussaut
Les essais combinés sont terminés. La prochaine Ariane 6 à prendre cette place va décoller ! © ESA / M. Pedoussaut


Philippe Baptiste n'y est pas allé par quatre chemins pour tirer la sonnette d'alarme. S'adressant aux industriels du spatial français, il a plaidé pour accélérer la transition actuelle, réduire les cycles, baisser les coûts... Pour lui, il n'y a pas d'alternative pour un secteur déjà malmené par la concurrence. Il faut bouger, et maintenant !


Le message pourrait paraître étonnant, dans le contexte actuel. En effet, les annonces positives se multiplient depuis la Guyane, en particulier avec le voyage du chef de l'État Emmanuel Macron, qui est allé voir les progrès sur Ariane 6 en début de semaine dernière.

Le nouveau fleuron européen, auquel participe fortement l'industrie française, est sur les rails. Les dates annoncées à l'automne dernier tiennent bon, et le décollage inaugural est toujours prévu entre la mi-juin et début juillet. La campagne de préparation se passe bien, et malgré les 4 ans de retard sur le planning initial, les efforts fournis durant les essais combinés semblent payer leurs dividendes.

La confiance revient, au point qu'il est désormais relativement réaliste d'envisager un deuxième lancement, opérationnel, avant la fin de l’année. Alors, pourquoi Philippe Baptiste, le président du CNES, a-t-il énoncé cette phrase choc en s'adressant aux industriels français et européens lors du séminaire « Perspectives spatiales » cette semaine à Paris ? « Il faut bouger rapidement, réduire les cycles, réduire les coûts, sinon on va tous crever. » Vraiment ?

Le président du CNES, Philippe Baptiste, n'a pas hésité à mettre les pieds dans le plat © CNES
Le président du CNES, Philippe Baptiste, n'a pas hésité à mettre les pieds dans le plat © CNES

Le monde a changé

C'est avant tout une question de perspectives. Ariane 6 a été conçue alors que la Falcon 9 de SpaceX n'avait pas encore démontré sa récupérabilité ni la réutilisation de son premier étage ou de ses coiffes. New Glenn n'était pas annoncée, l'une des principales concurrentes des Européens était la fusée Proton, et l'Inde avait des capacités beaucoup plus limitées. Le monde a changé, et Ariane 6, pour les raisons que l'on connaît, est en retard.

S'il ne sert à rien de tenter de rivaliser avec les 10 décollages de SpaceX chaque mois, la sentence n'est cependant pas irrévocable. Il faut monter en puissance, réussir les 30 lancements déjà dans le carnet de commandes d'Ariane 6 et la rendre encore plus souple d'emploi. Mais... ça coince.

Ariane 6 coûte cher, et avec l'inflation actuelle, les coûts grimpent. ArianeGroup a demandé à ses sous-traitants de faire des efforts, mais l'affaire est sensible. Avec la garantie européenne du retour géographique, les industriels de certains pays sont sûrs de garder leur part du gâteau, qu'Ariane 6 soit concurrentielle ou non. Or, il faut bouger maintenant, pour assurer qu'après 2028, il restera encore de nouveaux contrats commerciaux en plus des commandes institutionnelles.

Il faut aller plus vite et se réinventer

Les responsables du secteur spatial européen, et en particulier les représentants français, tirent la sonnette d'alarme depuis plusieurs années. Signe de l'impulsion que souhaitent donner le CNES et l'État, 400 millions d'euros ont été débloqués sur le plan France 2030, à destination de quatre start-up du NewSpace françaises, sur le modèle américain qui consiste à payer (cher) pour un service de lancement plutôt que de subventionner le développement d'un ou de plusieurs petits lanceurs.

Le projet de composite supérieur Icarus est déjà bien avancé © ESA
Le projet de composite supérieur Icarus est déjà bien avancé © ESA

D'où le passage de Philippe Baptiste à une phrase choc. Le risque de déclassement est réel : laisser partir SpaceX et sa centaine de décollages annuels, avec une demande en partie autogénérée et autofinancée par Starlink, pourquoi pas. Mais il faut préparer l'avenir rapidement. Starship arrive, et aucun responsable sérieux ne considère encore qu'il s'agisse d'une chimère. D'autres acteurs américains (Rocket Lab, Relativity, Blue Origin) vont engager dans les prochaines années leurs lanceurs plus imposants. Surtout, il faut garder une dynamique, car Ariane 6 est prévue pour évoluer : nouvel étage supérieur, boosters plus puissants, réservoirs en carbone, le tout en préparant une prochaine génération optimisée avec du réutilisable.

Si les industriels français et européens n'arrivent pas à se réinventer et à proposer des solutions rapidement, alors Philippe Baptiste risque bien d'avoir raison. Donner les clés aux Américains et regarder le secteur des lanceurs français crever ? La balle est dans le camp des industriels. Et dans un hangar à quelques centaines de mètres de l'ELA-4 se trouve le site de lancement d'Ariane 6. Plus que jamais, l'échec n'est pas vraiment une option.

Source : Challenges

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (18)

tgdval
N’est ce pas une fuite en avant ce que fait les ricains? C’est pas pcq l’on peut que l’on doit.<br /> Mais développer les petits lanceurs en plus d’arizne 6 semble une bonne idée. Il faut faire du précis. Du miniature. Qui répond à de vrais problèmes.<br /> Les américains y vont au guts, au cool, nous on est des cérébral… finalement c’est pas plus mal. Ils en font et de pire en pire des dommages.<br /> S’inspirer du modèle américains de l’achat à prix fort plutôt qu’aux subventions complètement d’accord. Ça donne de la visibilité long terme aux boîtes du spatial, qui permet de lever de l!argent privé. Bien plus efficace.
Mel92
Si les lanceurs coûtent cher, c’est peut-être parce qu’on fait de la sur-qualité quand les concurrents lancent la première idée venue, quitte à exploser en vol. Ça n’a pas l’air de gêner SpaceX de crasher vol sur vol de leur nouveau bébé. Les chinois sont près à faire sauter leurs cosmonautes sans trembler. Les indiens sont trop contents quand leur rickshaw volant parvient seulement à quitter le sol.<br /> Mais nous, non. Il faut que tout soit absolument parfait quitte à imposer des contraintes délirantes et des tests absurdes au dernier des sous-traitants. C’est sûr que comme ça, ArianeGroup minimise les risques. En contrepartie, ça prend des temps de développement infini et ça coûte des bras. Il a raison le président du CNES, on va finir par en mourir. Mais il est également largement responsable de la situation.
Droz
C’est ce qu’a fait Boeing et ça ne leur à pas super bien réussi.
LeChien
Le rapport à l’échec qu’ont les anglo-saxons est difficilement concevable pour une partie de l’Europe.<br /> «&nbsp;on essaye, on se plante, on apprend pour surtout ne pas reproduire (là serait l’inacceptable), on se plante un peu plus loin&nbsp;»<br /> vs<br /> «&nbsp;On est les meilleurs, on a tout calculé, ça doit réussir, virez-moi ces incapables&nbsp;»
robinwak
Alors moi je veux bien qu’on plante des fusées et qu’on réessaie mais qui paie ? L’Etat français, les allemands, l’UE ?<br /> SpaceX n’est pas du tout autofinancée par Starlink. La NASA et le DoD injectent des milliards de dollars chaque année dedans en subventions et contrats depuis plus de dix ans (20 milliards de $ en 15 ans ou dans ces eaux là). Ah bah oui forcément quand c’est le contribuable américain qui paie tes jolis feux d’artifices t’as moins peur de perdre un lanceur.<br /> Du coup faut savoir ce qu’on veut : soit on fait gaffe et ça prend un temps fou soit on lance à tout va mais «&nbsp;ça coûte un pognon de dingue&nbsp;» (comme dirait notre cher PR).<br /> Mais on ne peut pas pousser Ariane à faire du cost cutting de partout (ce que font l’Etat et les entreprises actionnaires) et derrière demander d’accélérer la cadence de conception et de lancement au risque de perdre des lanceurs.<br /> À un moment faut choisir.
Iceslash
Quoi un Etat qui subvention une societe privée ?!
EricBD
Il y en a peut-être un peu beaucoup, non ?<br /> satmap.space<br /> Satmap<br /> This satellite map displays real-time location of satellites and constellations.<br />
thibaultdetelliere
Il a raison de pousser un cri d’alarme ! Si ns ne faisons rien on va à la catastrophe. L’espace c’est intrinsèquement très onéreux surtout les vols habités… Il faut OSER, savoir prendre des risques, se réorganiser, optimiser, mutualiser les choses. Bref changer de mentalité pour rester dans la course mais au final soit on a les moyens de nos ambitions soit on devient dépendant des autres. C’est aussi simple que ça ! En fait ce n’est qu’une question d’argent, d’organisation et de volonté politique. Mais il y aura toujours des gens pour critiquer les dépenses dans ce domaine car ils ne perçoivent pas les énormes retombés positives (multi-domaines) à long terme ou ils ne seront pas concernés. Encore faut-il que cet argent soit bien utilisé ! Hélas, je suis assez pessimiste sur notre avenir dans ce domaine, tout en espérant me tromper
edibos
Je me demande quelle est la place de l’écologie dans tout ça…<br /> Mais c’est sûr qu’on va finir par tous mourir à polluer à outrance
MattS32
robinwak:<br /> Ah bah oui forcément quand c’est le contribuable américain qui paie tes jolis feux d’artifices t’as moins peur de perdre un lanceur.<br /> Et puis faut aussi ajouter que si dans le cas de lancement de satellites pas chers et faciles à remplacer, et à fortiori, de flottes de satellites avoir un raté de temps en temps, c’est pas bien gênant, il y a aussi des cas où la fiabilité du lanceur est absolument essentielle, parce que la perte du chargement serait extrêmement dommageable.<br /> Avoir un lancer lourd fiable est essentiel.<br /> Par exemple si Ariane 5 avait failli au lancement de JWT, la science aurait perdu une décennie… Au lieu de ça, Ariane 5 a même été tellement précise et fiable que le JWT a gagné plusieurs années de durée de vie théorique…
cmoileena
c’est la vie et oui on va tous mourir un jour…
Cdoric
Haaa, merci pour votre réponse pleine de bon sens.<br /> Ça n’est effectivement pas trop comparable quand les lancements institutionels et pour l’armée US sont réputés surfacturés.<br /> Et les gens ont tendance à oublier un peu vite l’incroyable expérience de la Nasa qu’elle est capable de redistribuer.<br /> Parce que sans les brevets MacDonnellDouglas /Nasa pour la 1ère fusée réutilisable VTOL, Deltaclipper DCx , SpaceX n’en serait pas là aujourd’hui.<br /> Et puis j’ai l’impression qu’on pardonne beaucoup à Musk en inventant des nouvelles façons de concevoir…Le "développement interactif ", ou dit autrement du développement tout ce qu’il y a de + normal. Quand ça ne fonctionne pas, on modifie et on recommence, comme n’importe qui.<br /> Il n’y a qu’à voir la tête de Musk au 1er échec de Starship pour imaginer qu’il s’attendait à nettement mieux… Pas grave, après 3 échecs ça finira par fonctionner.<br /> Et dernière chose importante, les éléments d’Ariane sont obligés de traverser l’Atlantique pour rejoindre son lieu de lancement. SpaceX, c’est quand même pas mal sur «&nbsp;place&nbsp;»
ebottlaender
Tout ça est un bon grand ramassis de clichés. Et c’est surtout très faux. SpaceX a plus de 300 vols réussis de Falcon 9 d’affilée, c’est une fiabilité absolument inégalée : ce n’était simplement jamais arrivé avant. Oui, Starship se crashe… Quand on oublie que ce sont des vols de prototypes, qui sont toujours présentés comme des vols de prototypes, ils n’ont aucun autre but que de tester des technologies en vol. Certaines ratent, c’est attendu.<br /> Ensuite il est complètement faux, et même absurde de dire que les chinois sont prêts à faire sauter leurs astronautes. Ca vous vient d’où ? Ils n’ont jamais crashé leur fusée habitée, qui a les mêmes standards de sécurité qu’une Soyouz ou qu’une Crew Dragon. Et je passe même sur la remarque borderline raciste sur un «&nbsp;rickshaw volant&nbsp;» indien. Leurs fusées ont un taux de fiabilité qui atteint largement les autres standards mondiaux.<br /> C’est quoi pour vous «&nbsp;des contraintes délirantes et des tests absurdes&nbsp;» qui ont été menés ?
decados
Dans mon jeune temps, j’avais étudié les phénomènes d’inefficience lié au principe de juste retour géographique dans le domaine de l’industrie spatiale. Déjà au début des années 2000, plusieurs scandales avaient émergé, liés aux industriels Autrichiens qui étaient en situation de monopole intérieur sur certaines technologies avec des commandes garanties par l’UE. La problématique n’est ni nouvelle ni inconnue mais la méthodologie actuelle de financement (merci à Mme Thatcher en grande partie) des grands projets européens ne saurait évoluer juste par la volonté des industriels, c’est utopique ! Seuls les Etats peuvent y remédier mais personne ne voudra faire de vague et expliquer à ces citoyens qu’on va dépenser de l’argent chez des champions mondiaux d’autres pays de l’UE mais pas chez soi.
srochain
La moyenne des commentaire est lamentable… Si Space X réussi C’est parce qu’il est financé par la NASA bourse deliée et il peut cracher un lanceur tous les jours, ça ne lui fait ni chaud ni froid… Les chinois sont tellement nombreux qu’ils peuvent en exploser 10 par jours, il en restera toujours assez pour fêter le bon lancement… Le trentième, les indiens lancent les satellites avec des lances pierres… Tandis que nous, on est les aristocrates du spacial, tout doit être parfait d’ailleurs on dépasse des délais qui n’existent pas… Un prototype, c’est au dessus de ces contingences ridicules, regardez L’EPR par exemple la perfection à un prix dans les technologies d’avant garde, celles dans lesquelles nous brillons aux yeux d’un monde envieux !!!<br /> Avec notre mentalité qui s’auto-absout de tous ses travers, en accusant les autres de ne pas aussi nul, je crains que l’on ne disparaisse des pays qui ont un avenir.<br /> Serge Rochain
xryl
Non.<br /> Un plan 2D c’est complètement hors de propos pour estimer l’espace. L’espace c’est grand. Tout ce que tu peux imaginer est intrinsèquement déjà trop petit.<br /> Déjà, la surface de la Terre, c’est gigantesque. Mais ce n’est «&nbsp;qu’une sphère&nbsp;» de 6371km, et ça fait déjà 510 millions de km². À la limite de l’espace (soit 100km de plus), tu as à nouveau 526 millions de km² de surface. Dix mètres au dessus et tu as encore cette surface, et ainsi de suite à chaque couche. C’est tout bonnement colossal. Même avec des milliards de satellite Starlink, tu ne pourrais pas couvrir la totalité de cette surface. Et même si tu le faisais, tu aurais la même surface une couche au dessus.<br /> Il ne faut pas confondre les plaintes des astronomes qui veulent observer le ciel et qui sont gênés par un satellite qui passe dans le champ d’observation (car, là, la profondeur/altitude n’as pas d’importance, dès que le satellite traverse l’angle solide d’observation, il gâche la mesure) avec celle de la quantité de satellites possibles.
xryl
Non, c’est faux. Les industriels n’attendent pas après l’État pour survivre, car sinon ils seraient déjà mort. Le problème du «&nbsp;juste retour géographique&nbsp;», c’est que les compétences ne sont pas concentrés dans une seule tête, mais qu’il faut donc coordonner plusieurs entités spécialisées, ce qui est à la fois très long, coûteux et difficilement compréhensible.<br /> La force de SpaceX, c’est pas d’avoir fait une fusée réutilisable. C’est d’avoir réussi à faire une fusée réutilisable tout seul. Sans le moteur fabriqué par l’Italie, la coiffe par la France, les réservoirs par l’Allemagne.<br /> Donc ils maîtrisent toute la chaîne. Il peuvent prévoir et enquiller les lancements à la chaîne.<br /> En contre partie, ils ont reçu un pognon que nous, Europe du social, ne pouvons pas supporter financièrement. Mais on obtient très souvent ce qu’on a investi.
Alexzeyos
ce n’est pas bien de piquer le titre d’une chanson au grand parolier qu’est Didier Super !
decados
Tu confonds problèmes organisationnels, qui certes ont un très fort impact, et mise à mal du principe de concurrence. Mon propos porte uniquement sur les problématiques de monopoles nationaux lors de l’attribution des marchés ce qui provoque des hausses de prix non justifiées qui plombent en partie notre potentiel concurrentiel. Pourquoi faire un effort sur les prix alors que le marché et son attribution sont garantis ?
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