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Claude BERROU, chercheur : "La France peut-elle être un acteur majeur dans le concert scientifique d

29 mars 2005 à 00h00
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Inventeur des turbocodes, chercheur à l'ENST Bretagne auréolé du prix Marconi 2005, Claude BERROU prône l'innovation et le rêve dans le domaine des STIC.

AB - Claude BERROU, bonjour. A la suite des fondateurs de Google, vous avez obtenu le prix Marconi, prix que vous recevrez à NYC en novembre 2005 pour avoir découvert les turbocodes avec feu Alain GLAVIEUX. En quoi cette découverte a révolutionné le codage ? En quoi le codage révolutionne les TIC ?

CB - L'invention des turbocodes a été importante à divers titres : historique, scientifique et aussi commercial. Tout d'abord, précisons ce que le terme codage représente ici, parmi toutes ses acceptions possibles :

Il s'agit principalement de codage correcteur d'erreurs, que l'on appelle aussi codage de canal en télécommunications. Au contraire de la compression numérique (codage de source) qui vise à réduire les débits d'information binaire, le codage de canal consiste à ajouter au message original des informations redondantes selon une certaine loi mathématique connue du récepteur.

La redondance permet à celui-ci, grâce à son décodeur de canal, de détecter et corriger les erreurs éventuelles de transmission. Celles-ci peuvent être dues à l'environnement électromagnétique, aux interférences avec d'autres utilisateurs, aux effets d'écho, etc.

Au milieu du siècle dernier, Claude SHANNON, ingénieur des Bell Labs (USA), parvint à déterminer la limite théorique, la fameuse limite de Shannon, au pouvoir de correction du codage correcteur d'erreurs, et donc à la fiabilité maximale que l'on peut attendre d'un système de transmission.

Ce résultat majeur de la théorie de l'information ne donnait toutefois pas de solution pratique pour réaliser le code permettant d'atteindre cette limite. C'était uniquement un théorème d'existence.

Dans les décennies qui suivirent, de nombreux chercheurs, des milliers à travers le monde, se mirent à la recherche d'un code susceptible d'atteindre la limite théorique. Des résultats significatifs furent bien sûr obtenus mais tous les codes imaginés offraient des performances bien en retrait de la limite de Shannon.

En 1988, Alain GLAVIEUX et moi-même avons à notre tour tenté l'aventure et suivi une démarche mêlée d'intuition, de non conformisme et d'expérimentation. Trois ans plus tard, les premiers résultats étaient là, avec des codes dont la performance était enfin conforme à la théorie développée quarante ans plus tôt. Voilà pour l'aspect historique et le retentissement que cela eut dans la communauté scientifique.

Pour ajouter à l'étonnement, cette découverte venait d'être faite par une petite équipe inconnue, française de surcroît - France, pays de la rigueur mathématique versus turbocodes, invention pour le moins empirique. Il s'ensuivit une évolution très sensible des habitudes dans le monde de la théorie de l'information, car beaucoup de théoriciens se mirent à l'expérimentation. Il faut avouer qu'à ce jour, on n'a pas encore tout compris des bons effets du décodage à la manière "turbo".

Plus généralement, sur le plan des concepts, les turbocodes ont ouvert une nouvelle voie de recherche qui dépasse très largement le domaine strict du codage. En effet, le principe "turbo", c'est à dire sommairement la contre-réaction appliquée au traitement de l'information, est maintenant élargi à la plupart des fonctions de la chaîne de communication et notamment à la démodulation, la détection, l'égalisation ou encore la synchronisation.

Aujourd'hui, plutôt que de voir un récepteur de télécommunications comme une enfilade de traitements unidirectionnels, on le considère comme une grappe de Processeurs locaux qui peuvent s'échanger des informations probabilistes de n'importe quel point vers un autre.

Enfin, les turbocodes, c'est aussi un procédé breveté. C'est d'ailleurs, à ma connaissance, la première fois qu'un code correcteur a fait l'objet d'un brevet. Cela n'a pas du tout été un frein à ses applications : DVB, UMTS, CDMA-2000, WiMax, Homeplug, Inmarsat, espace lointain, etc.

Depuis ce premier brevet sur le codage et décodage correcteur, des centaines de brevets ont été déposés sur ce sujet dans le monde entier. Nous avons donc non seulement innové au plan technique, mais aussi sur les us et coutumes de la recherche, au moins dans ce domaine.

Cette découverte aide aujourd'hui certains laboratoires de l'ENST Bretagne, où je travaille, et plus généralement du Groupe des Ecoles de Télécommunications (GET) à poursuivre et amplifier leurs recherches et travaux sur les technologies des communications. (cf. http://www.marconifoundation.org/pages/news_room/index.htm)

AB - Vous avez signalé à l'occasion de la Journée des Thésards de la R&D organisée par France Télécom le 8 mars 2005 que "la recherche pour la recherche est une aberration économique". Peut-on parler de divorce entre recherche publique et privée, entre recherche fondamentale et appliquée en France ?

CB - J'avais d'abord dit que "la recherche pour la recherche est un plaisir". Quel chercheur n'apprécierait pas de se voir donner carte blanche pour dix, vingt ans sans avoir tous les embêtements liés à la recherche de financement, la justification, l'adaptation aux exigences industrielles, la conduite de projet, la normalisation ?

J'imagine que dans le pays de Cocagne, tous les chercheurs sont libérés des contingences matérielles et sont donc des chercheurs complètement heureux.

Mais aujourd'hui, au moins dans les domaines des STIC (sciences et technologies de l'information et de la communication), le monde bouge à une vitesse qui me semble être mal appréciée par beaucoup de nos décideurs et sous-estimée par de nombreux collègues.

Notre premier souci est celui du bien-être et de l'accès à l'information pour tous, et nous savons aujourd'hui que cela passe nécessairement par de la croissance partagée, qui doit s'appuyer sur une politique d'innovation permanente.

La recherche ne peut pas être déconnectée de la réalité et, si l'on veut appeler les choses par leur nom, de la guerre économique. Ce n'est donc malheureusement plus le temps de la recherche désintéressée et de la philanthropie, de la recherche qui ne se salit pas les mains dans les compromis des applications.

Pourtant, j'entends souvent encore des collègues marquer leur dédain pour ce qu'ils appellent les "contrats alimentaires", ces contrats passés par des industriels dans le cadre d'applications bien précises, et qui enlèveraient donc aux chercheurs leur espace de liberté et de créativité. Je n'entends cela qu'en France.

A l'opposé, dans le monde anglo-saxon, les réussites industrielles d'EDISON - avec ses centaines de brevets, de MARCONI, de VITERBI (Qualcomm) ou de BRIN et PAGE (Google) sont les archétypes du cercle vertueux "laboratoire vers industrie vers financement des laboratoires" qui me semble être le modèle gagnant-gagnant pour nos laboratoires et l'économie des STIC.

La recherche ne peut pas échapper à la loi naturelle de la sélection darwinienne, qui fait que des laboratoires puissent naître, se développer ou décliner, et même mourir.
Le monde bouge très vite, et si vraiment "la recherche, c'est l'économie de demain", alors les labos doivent aussi être réactifs.

Cela dit, pour préparer l'innovation industrielle, les laboratoires sont aussi tenus d'anticiper, d'explorer beaucoup de voies dont certaines s'avèrent après coup être sans issue. Cette exploration sur le plus long terme doit être en grande partie soutenue par des moyens publics récurrents.

Quant à la séparation entre recherche fondamentale et recherche appliquée, je la trouve artificielle - et argument de complaisance pour justifier quelques rentes de situation.

Quand on fait de la recherche dite appliquée, il arrive très souvent que l'on s'intéresse à des problèmes fondamentaux, et j'ose espérer qu'un chercheur de la recherche dite fondamentale s'intéresse de temps en temps aux conséquences possibles de ses travaux.

Il est vrai aussi que des découvertes fameuses (pénicilline, transistor, laser, etc.) ont été le fruit du hasard et que la recherche ne doit pas être excessivement dirigée. Il faut ouvrir en grand les portes qui lient le monde de l'exploration et celui des applications.

Il est parfois bon de publier - et rester modeste car une publication a en moyenne trois ou quatre lecteurs, il est parfois opportun de protéger son innovation - un brevet peut avoir un impact sur des millions de gens.

Mais d'une manière générale, il ne faut s'imposer aucun dogme.

AB - Que pensez-vous du projet de directive européenne sur les brevets logiciels ? Quid des réactions d'opposition émanant de la communauté du logiciel libre ?

CB - Les réactions en provenance de la "communauté du libre" me semblent être celles d'une élite. Ce que demande la très grande majorité de nos concitoyens, c'est une informatique sans souci, un accès à Internet sans tracas.

Dans le monde des télécommunications, les systèmes grand public sont normalisés. Pour qu'un téléphone portable fonctionne, il faut qu'équipementiers et opérateurs se soient d'abord mis d'accord sur des techniques d'accès compatibles.

Pour permettre au plus grand nombre de tirer profit de ce formidable outil qu'est Internet, il faut que l'utilisation d'un PC ne pose pas plus de problèmes que la conduite d'une voiture. Cela signifie qu'un logiciel doit être un véritable produit commercial, avec sa documentation, ses mises à jour automatiques, son SAV.

99% des gens se soucient de l'accès au code source comme de l'accès au carburateur de leur voiture, c'est-à-dire comme d'une guigne.

Mais un produit commercial et sa maintenance se paient, et j'admets tout à fait que les laboratoires et les compagnies se rétribuent sur leur effort d'innovation.

Cela dit, je comprends aussi très bien qu'il faut se donner des garde-fous et qu'il ne s'agit pas de breveter à tout va des procédés ou algorithmes triviaux. Un contre-exemple fameux en est la barre de progression (celle qui apparaît pendant les téléchargements par exemple) protégée, paraît-il, jusqu'en 2010 !

AB - Selon vous, la France a-t-elle les moyens et la volonté de répondre aux enjeux d'une société mondiale de l'information en constante évolution ?

CB - La France hérite d'un passé scientifique prestigieux avec ses DESCARTES, LAPLACE, FOURIER, GALOIS, POINCARE, entre autres. Peut-être l'héritage est-il un peu lourd à porter aujourd'hui, sans doute à cause des mathématiques qui occupent toujours une place étonnamment envahissante et jouent un rôle de sélection excessif dans notre pays.

C'est également toujours, dans nos esprits et dans les enseignements que nous dispensons, la prééminence des méthodes déductives sur les méthodes inductives. Combien de Mozart de la technologie ou de l'informatique a-t-on écartés du fait de cette sélection et de nos modes de pensée un peu figés ?

Ce qui me surprend beaucoup aujourd'hui, ce sont les choix qui sont faits à plusieurs niveaux (image, promotion, formation, organisation) pour positionner la France par rapport à cette société mondiale de l'information.

Pour reprendre l'expression un peu provocante de Pierre LEMIEUX (www.pierrelemieux.org/artexception.html), en continuant ainsi, la France se prépare à devenir un musée, un beau musée certes.

Cela suffira-t-il à assurer un avenir à nos enfants ?

Quelques exemples : Tout le monde connaît le Collège de France. C'est une référence prestigieuse pour le grand public. On y trouve une douzaine de chaires d'histoire, aucune en STIC. Bien sûr, il est bon de savoir d'où l'on vient ; mais il est aussi important de préparer l'avenir et de montrer qu'on s'y intéresse.

Tout le monde connaît également l'Académie des sciences, qui vient de faire sa révolution technologique, en 2004, en remplaçant la section "mécanique" par la section "mécanique et informatique" !

Voilà pour l'image que quelques-unes de nos honorables institutions donnent de la France scientifique contemporaine...

Quant au CNRS, aux dernières nouvelles, le département STIC créé en 2000 disparaîtrait pour être remplacé par un agrégat intitulé "mathématiques, physique, informatique et ingénierie". Mathématiques et ingénierie : le challenge est d'importance.

Sur le plan de la formation, notre pays a-t-il les moyens de financer des cursus où le ratio entre le nombre de postes offerts à la sortie et le nombre d'étudiants entrants est inférieur à 10% ?

Tout le monde connaît ces formations - que je ne citerai donc pas - à l'issue desquelles les débouchés se résument à remplacer les professeurs qui vous ont instruits. Pendant ce temps, les écoles d'ingénieurs et les filières scientifiques des universités voient d'année en année se réduire leurs effectifs.

Question d'image, question d'attrait bien sûr mais aussi une forte inertie de notre système éducatif sur l'adéquation formation/besoins.

Est-ce que la France ne pourrait pas être à la fois un beau musée et un acteur majeur dans le concert scientifique des nations ? Bien sûr que si : pour le musée, c'est déjà fait ; pour la science, il faudrait se bouger un peu.

AB - Claude BERROU, merci pour ces éclaircissements.
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