ATV, l'étonnant cargo lourd de l'Europe spatiale

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
12 mars 2023 à 17h30
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Le dernier cargo européen ATV (Georges Lemaître) approche de l'ISS pour s'y amarrer. Crédits ESA/Roscosmos/O. Artemyev
Le dernier cargo européen ATV (Georges Lemaître) approche de l'ISS pour s'y amarrer. Crédits ESA/Roscosmos/O. Artemyev

À l'exception des navettes américaines, les cargos européens ATV ont été les plus gros véhicules à se rendre sur la Station spatiale internationale. Il n'y eut que cinq vols, tous différents, et l'aventure ne fut pas un long fleuve tranquille… Mais ce succès a permis à l'ESA de s'intégrer sur les missions lunaires américaines.

Et l'ATV devait beaucoup aux équipes françaises.

Plateforme d'échanges

Pour mettre en place une Station Spatiale Internationale, les différentes agences spatiales « majeures » participant à l'odyssée (Roscosmos, la NASA, l'ESA, la JAXA japonaise et la CSA canadienne) ont passé une série d'accords entre 1993 et 1998. Il s'agissait alors de définir par exemple, les modalités de l'assemblage, les différents modules et équipements présents sur place, mais aussi de régler les modalités sur le long terme ainsi que nombre d'astronautes de chaque agence, le moyen pour les envoyer sur l'ISS et les en ramener, les cargos de matériel, etc.

Vue en coupe du cargo européen ATV. Crédits ESA–D. Ducros, 2014
Vue en coupe du cargo européen ATV. Crédits ESA–D. Ducros, 2014

Dans ce processus, les participants échangent rarement de l'argent, mais plutôt des services : untel amène un de nos astronautes, il a accès à telle expérience ou à X place dans mon module. Une façon de faire complexe, mais qui permet de mettre en valeur ses points forts. L'ESA par exemple a conçu son propre module Columbus, et dans le cadre de ces accords a aussi fait participer les industriels européens pour la Cupola ou le module « nœud » Tranquility. Mais dès les premiers concepts de station internationale, l'agence européenne pose les bases d'un véhicule dédié au ravitaillement de la station, construit et opéré en Europe. Et en 1995, le projet voit le jour, c'est l'Automated Transfer Vehicle, ou ATV.

Cargo un peu enveloppé

L'ATV est un projet complexe. En effet, dès les prémices du cargo européen, il devient rapidement évident que ce sera un véhicule lourd, et pour plusieurs raisons. D'abord parce que l'ESA souhaite le faire décoller depuis l'Europe, et qu'à l'époque il n'y avait qu'un seul choix en matière d'accès à l'espace : Ariane 5. Mais ces missions ne se prêtent pas bien à la présence de co-passagers, donc il faut à chaque fois un lanceur dédié (qui plus est, une version spéciale sera développée, Ariane 5 ES). Comme la fusée peut emporter jusqu'à 21 tonnes en orbite basse, ce sera la masse limite des cargos ATV. D'autre part, ce gabarit hors norme intéresse l'agence pour transporter un maximum de fret, et ainsi maximiser la valeur d'échange avec les autres participants de l'ISS. ATV est donc un très imposant cargo de 10,3 m de long et 4,5 m de diamètre, sans compter ses quatre imposants panneaux solaires « en X » de 22m de long.

L'histoire de l'ATV, c'est aussi un peu l'histoire d'Ariane 5 et de sa version ES. Crédits ESA/S.Corvaja
L'histoire de l'ATV, c'est aussi un peu l'histoire d'Ariane 5 et de sa version ES. Crédits ESA/S.Corvaja

L'ATV, ça pousse !

On peut diviser l'ATV en deux segments distincts. À l'avant il y a d'abord la soute pressurisée avec un volume de 48 mètres cubes, assez pour 5,5 tonnes de matériel à ramener sur la station, plus de deux fois la capacité d'un cargo russe Progress ! Le véhicule est capable de transporter à peu près tout ce qui va dans la station à l'exception des racks standardisés (les supports des expériences) qui sont trop larges pour son écoutille. Car il fallait choisir : soit le format américain avec les ports d'amarrage larges, mais une accroche avec le bras robotisé Canadarm 2, soit le format russe. Ce dernier permet, avec le matériel adéquat (qui est fourni par les entreprises d’État russes), une approche automatisée de l'ISS, c'est celui qui est choisi. Pour des questions d'équilibre de la station, les ATV vont systématiquement s'amarrer au module Zvezda, tout à l'arrière de l'ISS.

La partie arrière de l'ATV est constituée de ses moteurs, de l'avionique, des panneaux solaires (repliés au décollage) et de très imposants réservoirs. Non pas qu'il faille tant de carburant pour rejoindre la Station spatiale, mais parce que le cargo européen dispose d'une capacité à rehausser l'orbite de l'ISS, ainsi qu'à transférer du carburant sur la station. Une complexité supplémentaire, mais une capacité intéressante, car seuls les cargos russes Progress en disposent : avoir l'ATV à disposition réduit les risques.

ATV en approche de l'ISS. On voit bien ici son port d'amarrage à l'avant, et la différence de diamètre avec la section arrière. Crédits NASA
ATV en approche de l'ISS. On voit bien ici son port d'amarrage à l'avant, et la différence de diamètre avec la section arrière. Crédits NASA

Retard à l'allumage

Le cargo ATV est aussi un projet complexe, car il montre, alors que des voix s'élèvent déjà en Europe pour relancer un programme avec un véhicule habité, toutes les difficultés inhérentes. Il faut en effet l'accord russe pour la partie amarrage, mais aussi celui des autres partenaires de l'ISS. Sans oublier les contraintes de calendrier, que ce soit pour l'ISS mais aussi pour Ariane 5, qui est un lanceur commercial (et qui doit donc hiérarchiser avec ses clients, d'autant qu'Ariane 5 ES n'est pas interchangeable avec les autres). D'ailleurs, la fusée est directement responsable d'une partie des retards du programme ATV. Eh oui ! Le tout premier, baptisé Jules Verne, devait initialement décoller en 2003… Mais l'échec du premier vol Ariane 5 en version ECA entraine un arrêt des vols et plusieurs campagnes sont repoussées. La tête de série des ATV rencontre de nombreux problèmes techniques lors de son intégration, côté électronique de bord, mais aussi lors des tests menés pour ce qui représentait le plus gros véhicule spatial développé par l'ESA, et le plus gros envoyé dans l'espace par Ariane ! Les délais s'étendent jusqu'au 9 mars 2008 : Jules Verne arrive en orbite.

L'intérieur de la section pressurisée d'un cargo ATV. C'est grand ! Crédits Roscosmos
L'intérieur de la section pressurisée d'un cargo ATV. C'est grand ! Crédits Roscosmos

Tests au-dessus de nos têtes

La France, qui a joué un rôle majeur dans la conception de l'ATV et la production du premier cargo (la mise en place de la ligne de production est ensuite transférée à Brême par Airbus Space) est aussi la nation qui héberge le centre de contrôle du véhicule, en liaison permanente avec Houston et Moscou. Et l'ATV-CC se charge de son « pilotage », y compris durant les 6 mois pour lesquels le véhicule est resté amarré à l'ISS. Pour le premier vol, le centre toulousain était en tension : une fois l'ATV en orbite, il a fallu prouver ses capacités de manœuvre durant plusieurs semaines, mais aussi ses performances pour la navigation autonome vers l'ISS. Deux « demo days » ont servi de banc d'essai, avec l'ATV Jules Verne, qui s'est rapproché jusqu'à quelques dizaines de mètres avant de reculer, simulant un problème et un dégagement d'urgence. Une première à l'époque, hors NASA et Roscosmos. Le 3 avril 2008, Jules Verne s'amarre à l'ISS, et c'est un jour important pour l'agence européenne.

Production en série

Le 5 septembre, le premier cargo ATV se sépare de l'ISS, et reste quelques jours encore en orbite, pour évaluer son comportement de vol seul avant sa désintégration dans l'atmosphère. Dernier clin d'œil français de la mission, mais cette fois outre-mer, le météore ainsi créé sera visible depuis Tahiti, et sera bien documenté avec de nombreuses photos et vidéos. À l'origine, ATV devait voler environ une fois par an, avec une période de six mois sur l'ISS et six mois avant le prochain vol. Mais pour la mise en place de la chaine de fabrication à Brême, le processus prend plus de temps que prévu et le calendrier dérape. Sans oublier que chaque vol a son chargement spécifique, et qu'il faut corriger les erreurs (minimes) révélées par les vols précédents, le tout en quelques mois. Le deuxième ATV, Johannes Kepler, ne décolle que le 17 février 2011. Il restera néanmoins le plus célèbre sur les photographies, puisque plusieurs « tours de l'ISS » sont organisés à l'occasion de la fin des missions des navettes américaines Endeavour et Atlantis.

Une navette STS, la station ISS et le cargo ATV, voilà un ensemble propre à la fin des années 2000 ! Crédits Roscosmos
Une navette STS, la station ISS et le cargo ATV, voilà un ensemble propre à la fin des années 2000 ! Crédits Roscosmos

Les missions s'enchainent ensuite plus régulièrement. Le troisième ATV Edoardo Amaldi décolle en mars 2012, et il est en orbite quand l'agence européenne annonce sa décision de ne pas prolonger la production des cargos au-delà de la 5e unité. L'annonce provoque l'étonnement et la déception, car le programme est un succès et que les équipes se tenaient prêtes à démarrer la construction de deux unités supplémentaires. Mais Albert Einstein (2013) et puis Georges Lemaître (2014) seront les deux derniers cargos européens à destination de la station internationale. L'ESA en profite pour tester des technologies d'approche et de caractérisation laser pour de futures missions entre satellites ou vers des stations. Le 15 février 2015, l'aventure ATV s'arrête lorsque le dernier cargo rentre se désintégrer dans l'atmosphère avec plusieurs tonnes de « poubelles de l'ISS ».

Petit air de famille avec les panneaux en X, le module de service de la capsule Orion est issu de l'ATV européen. Crédits NASA/ESA
Petit air de famille avec les panneaux en X, le module de service de la capsule Orion est issu de l'ATV européen. Crédits NASA/ESA

L'ATV a un successeur !

Pour autant, la décision critiquée de stopper la production des ATV n'a pas été motivée par une raison comptable. Car le véhicule européen, dont l'ESA a fait une ample promotion, a réussi à convaincre la NASA pour son véhicule le plus important de l'époque : la capsule Orion. Dans le début de la décennie 2010 en effet, Lockheed Martin (qui conçoit, produit et assemble la capsule) ne convainc pas avec son module de service jugé trop coûteux et trop long à développer. La proposition des Européens arrive au bon moment : un échange international sur un projet fragile à l'époque, avec un matériel fiabilisé et les compétences testées durant 5 missions longues en orbite… L'ESM (European Service Module), qui a enfin volé avec Orion lors de la mission Artemis I en novembre 2022, est donc un descendant direct de l'ATV. L'importante contribution française à l'ATV se retrouve toutefois moins sur son successeur, malgré quelques sous-systèmes particuliers. Il continue d'ailleurs à largement financer la contribution européenne à l'ISS dans ce complexe système d'échanges…

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (4)

nicgrover
Il est loin le temps de l’entente cordiale entre les grands puissances spatiales… Et il ne reviendra pas à mon avis.<br /> Merci Eric
thot69
Quel dommage de ne pas avoir fait les 2 missions supplémentaires, l’Europe aurait pu montrer son indépendance technologique face aux USA…
promeneur001
@thot69<br /> L’Europe, avec son budget ridicule, est souveraine en matière de lancement, de construction de satellites, d’engins d’exploration spatiale proche ou lointaine, de décision de programmes.<br /> En quoi 2 missions de plus ajoute une indépendance ?
teepeeleven
Un grand merci d’avoir sorti cette épopée des placards poussièreux. C’est 6 ans de ma vie professionnelle et on en avait trop peu parlé à l’époque.
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