Avant le bip bip : quand l'URSS préparait Spoutnik

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
03 octobre 2021 à 17h17
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Réplique du satellite Spoutnik-1. Crédits Roscosmos
Réplique du satellite Spoutnik-1. Crédits Roscosmos

La petite sphère de métal soviétique a démarré l'âge spatial, terminé la course à l'orbite et fait rêver ou cauchemarder toute une génération ! Mais l'URSS n'a pas simplement décidé du jour au lendemain qu'elle allait tout révolutionner en octobre 1957. Le défi était de taille avant de pouvoir émettre autour du monde…

L'aventure ne manquait pas d'audace !

Faire autre chose avec des missiles…

Pour comprendre la genèse de Spoutnik, il faut revenir au milieu des années 50. Côté lanceurs, l'objectif n'est pas (encore) l'orbite, mais le continent d'en face. Pour les soviétiques, les équipes de Sergei Koroliov ont eu le feu vert en 1954 pour développer le R-7, missile bien plus puissant que ses prédécesseurs R-1 à R-5… Tandis que les Etats-Unis dispersent leurs efforts entre l'US Army (missile Jupiter), l'US Air Force (missile Atlas) et l'US Navy (Vanguard). Mais côté satellite, les projets concrets sont rares. Les budgets des militaires font peu de cas des ambitions scientifiques, même si plusieurs laboratoires ont compris l'intérêt d'étudier ce qui se passe lorsque les lanceurs balistiques franchissent la frontière de l'espace.

La théorie, elle, ne laisse pas de place au doute : relâché en haute altitude et au-delà de 28 000 km/h, un objet peut être satellisé en orbite autour de la Terre. S. Koroliov n'a pas encore le poids pour peser sur les politiciens, il s'associe donc au très respecté Mstislav Keldysh, mathématicien et académicien, ainsi qu'à Mikhail Tikhonravov, ingénieur de talent du programme de fusées. Leur « lobbying » passe par des lettres, articles de journaux, tribunes, avec une conclusion simple : l'URSS peut se donner dans un horizon proche les moyens de lancer un satellite. Pourtant, ce qui va le plus aider les trois hommes, ce sont les Américains.

Sergei Koroliov. A l'anglaise, son nom est souvent transformé en Korolev. Crédits N.A.
Sergei Koroliov. A l'anglaise, son nom est souvent transformé en Korolev. Crédits N.A.

Action, réaction !

Est-ce à cause de l'écho médiatique à ces ambitions soviétiques, ou tout simplement suite aux demandes influentes des scientifiques américains et à la volonté de garder la main dans la « course technologique » ? Les Etats-Unis annoncent le 29 juillet 1955 qu'ils feront décoller un ou plusieurs petits satellites pour les envoyer autour de la Terre durant l'Année Géophysique Internationale (AGI), qui démarre le 1er juillet 1957. L'annonce retentit très fort en URSS : à peine plus d'une semaine passe avant que le Politburo accepte le projet de Koroliov, Tikhonravov et Keldysh ! La proposition initiale (qui sera formalisée en janvier 1956) évoque « l'objet D », qui doit effectivement prendre place au sommet d'un futur missile balistique R-7 modifié pour atteindre l'orbite.

Plusieurs équipes sont mobilisées sur les grandes thématiques liées à l'Objet D : son alimentation électrique, ses capteurs scientifiques, ses moyens de communication, et son design (car idéalement, il faudrait qu'il puisse être vu depuis le sol). Sur plans, cela devient vite compliqué, car la proposition dépasse 1,3 tonnes… Et une part importante des équipements est totalement expérimentale. Or il ne suffit pas d'aller demander aux militaires un lanceur plus puissant quand la R-7 n'a pas encore volé. Pire, les Soviétiques apprennent au cours de l'année 1956 que l'équipe de l'allemand W. Von Braun a de très bon résultats avec sa fusée Jupiter C.

Le site de lancement 1/5 à Baïkonour, qui a vu le lancement du 1er satellite en 1957. Crédits Roscosmos
Le site de lancement 1/5 à Baïkonour, qui a vu le lancement du 1er satellite en 1957. Crédits Roscosmos

Comment contourner le problème ?

En novembre 1956, le moral n'est pas au beau fixe. Tikhonravov propose un changement de design radical, avec un premier satellite finalement réduit au minimum du minimum : une coque pressurisée, des batteries et un émetteur. Kelysh est opposé à l'idée, arguant que les équipes sont déjà au travail pour concevoir des instruments et des équipements capables de résister au vide spatial. Mais ce plan révisé plait à Koroliov, qui y voit un autre avantage : plus le satellite sera simple, plus il sera facile à reproduire en petite série. Il sait d'ores et déjà que les débuts du missile R-7 risquent d'être chaotiques et qu'il faudra peut-être plusieurs essais pour atteindre l'orbite. Or, ce sera beaucoup plus facile avec un matériel basique qu'avec un ensemble complexe. Début janvier 1957, il demande aux politiciens l'autorisation de basculer les efforts du projet de l'Objet D au petit PS-1 (Prosteishyi spoutnik-1, ou satellite simplifié). La réponse est positive, et les décollages de deux exemplaires sont prévus en avril et juin 1957. Les Américains visent l'AGI ? Envoyons un satellite avant, pour être sûrs !

Malheureusement pour les Soviétiques, ni le lanceur ni le petit PS-1 ne sont prêts au printemps. Le premier exemplaire de R-7 en version prototype missile décolle de Baïkonour le 15 mai, et le vol ne se passe pas comme prévu. Mais la ligne de production, si elle n'est pas encore industrielle, peut déjà aligner à peu près un prototype par mois. Le 11 juin, il y a trop de problèmes lors de la tentative de lancement qui échoue, et le 12 juillet, un nouvel échec survient à cause d'un court-circuit qui empêche R-7 d'atteindre son objectif. Mais pour les équipes, l'essentiel n'est pas là : les moteurs fonctionnent, le principe des boosters auxiliaires et de l'étage central est validé, le suivi du vol est encourageant…

Un technicien prépare Spoutnik (le vrai ou l'une des innombrables répliques, difficile de le savoir). Crédits N.A.
Un technicien prépare Spoutnik (le vrai ou l'une des innombrables répliques, difficile de le savoir). Crédits N.A.

Entre secret et annonce voilée ?

Serait-on prêts à voir un premier satellite soviétique ? Pas encore, car les militaires ont la priorité. Il faut démontrer d'abord que le R-7 (projet qui court depuis 3 ans et qui coûte cher) est bel et bien le « missile ultime », la première arme balistique intercontinentale. Du coup, l'année géophysique internationale commence, et le satellite PS-1 devra attendre son tour ! Mais les Américains, qui ont leurs propres gros problèmes techniques sur leurs lanceurs, sont encore plus en retard. Poussée par l'idéologie de la supériorité technologique américaine, une grande partie des décideurs refuse d'entendre les signaux qui se multiplient et qui montrent que l'équipe de Koroliov, Tikhonravov et Keldysh est finalement tout près du but.

Car en réalité, si les avancées du programme de lanceur et les caractéristiques exactes de celui que le monde entier appellera Spoutnik sont encore gardées secrètes, l'intention est bien d'en faire un événement global et qui ne laisse pas place au doute. Les magazines spécialisés, par exemple, évoquent la mise en place d'équipements liés au suivi du « premier satellite ». L'un des responsables soviétiques de l'AGI confirme (sans donner de date) que l'URSS enverra bien un orbiteur autour de la Terre durant l'année internationale. Et sans ambivalence, plusieurs ingénieurs et techniciens de l'équipe qui s'occupe des communications de PS-1 font le tour des associations, clubs et revues radioamateurs pour expliquer comment, le moment venu, le satellite émettra ses données sur deux fréquences différentes à 20 et 40 MHz. Le message est clair, il se prépare quelque chose !

Photographie régulièrement attribuée au lancement de Spoutnik. Crédits Roscosmos/N.A.
Photographie régulièrement attribuée au lancement de Spoutnik. Crédits Roscosmos/N.A.

Et c'est pour bientôt… Le 21 août d'abord, puis le 7 septembre pour confirmer, le missile R-7 réussit à envoyer ses charges utiles militaires de test à près de 6 000 kilomètres. Cette fois, la voie est libre pour installer le premier satellite !

La suite de cette série en deux articles sera publiée la semaine prochaine sur Clubic.

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (4)

MartOnTheRocks
Intéressant ! Vivement la suite…
Milou82
ah ! m … alors ! Clubic se lance dans les séries !
Maspriborintorg
L’URSS a continué avec plusieurs constructeurs principal (comme Koroliov, Tchelomai etc), comme les USA qui dispersaient leur force entre les différentes armées, mais par la suite, les USA ont créer las NASA afin de regrouper et coordonner tout l’effort spatial. L’URSS a continuer avec des entités concurrentes, Koroliov et Glouchko étaient des fortes personnalités qui étaient en conflit permanent. Lors des projets lunaires, alors que les américains avaient le projet Apollo, en URSS, il y avait trois projets lunaires distincts et Koroliov spécialiste en fusée a vu Glouchko claquer la porte (Glouchko prônait le couple fluor-hydrogène et Koroliov trouvait-avec raison- que c’était trop toxique). Donc Koroliov s’est retrouvé sans spécialiste de propulsion.
Pierro787
Bravo et merci pour cet article très intéressant. Vivement la suite !
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