Peut-on encore proposer une alternative au moteur de recherche de Google ? C'est en tout cas un défi européen aujourd'hui incarné par les entreprises Qwant et Ecosia. Les sociétés ont récemment annoncé un partenariat pour fonder leur propre index et ne plus dépendre des technologies américaines. Christian Kroll, PDG d'Ecosia et Olivier Abecassis, directeur général de Qwant, nous en disent un peu plus sur cette initiative.
À l'heure actuelle, la majorité des moteurs de recherche alternatifs exploite les index mis à disposition par Google ou Bing. L'objectif est soit de proposer une nouvelle expérience de recherche, soit de se concentrer sur un point précis, par exemple, la protection de la vie privée des utilisateurs. En lançant EUSP - European Search Perspective - cette alliance franco-allemande veut aller plus loin et construire une infrastructure indépendante prête pour le développement de l’IA Générative.
Google domine le marché de la recherche en ligne depuis une vingtaine d'années, pourquoi cette initiative a-t-elle pris aussi longtemps ?
Christian Kroll (Ecosia) : Depuis que l'IA a transformé l'industrie il y a deux ans, nous avons observé, testé et recherché des moyens d'améliorer notre expérience de recherche. Les moteurs de recherche alternatifs ont souvent dû s’appuyer sur les solutions et infrastructures pré-existantes. EUSP permet à Ecosia et Qwant de s’associer pour développer leur propre technologie et prendre davantage de contrôle sur leurs infrastructures techniques.
La pile technologique de recherche a évolué au point que nous sommes convaincus que cela est désormais réalisable. Ce pas en avant est également crucial, car les régulateurs, les tribunaux et les parlements en Europe et aux États-Unis ont souligné l'importance de la diversité et travaillent à ouvrir de nouvelles opportunités entrepreneuriales, comme le DMA qui offre un meilleur accès aux données et aux plateformes, par exemple.
Olivier Abecassis (Qwant) : Qwant a commencé à travailler depuis plusieurs années sur le développement d’un index propre, mais les développements ont accéléré depuis le rachat de Qwant par Synfonium (consortium composé d’Octave et Miroslav Klaba pour 75% et la Caisse des Dépôts pour les 25% restants) il y a 18 mois. Aujourd’hui, les capacités de calcul sont plus importantes qu’il y a quelques années, permettant d’entrainer des modèles (machine learning) et par ailleurs l’accès à des données d’apprentissage est plus simple permettant ainsi d’automatiser l’ensemble de la chaîne.
Le sujet est donc sur la table depuis un moment. Ces développements nécessitent toutefois des moyens financiers assez importants, rendus possibles par la relance de l’entreprise en 2023.
Compte tenu de l’importance des investissements et par ailleurs de l’évolution des conditions d’accès à l’API Search de Microsoft/Bing, nous avons initié des discussions avec Ecosia. Ecosia a regardé de plus près nos travaux, et a décidé de rejoindre l’aventure pour créer un index européen. Cet index permettra de donner à nos deux sociétés, un index de recherche indépendant, répondant aux réglementations européennes.
Quels sont les défis techniques majeurs dans la mise en place d'un tel index ?
Olivier Abecassis (Qwant) : Le principal défi réside dans le crawl en continu de tout le web puis dans la bonne compréhension de tous ces documents dans le but de capter les bonnes informations pour proposer aux utilisateurs des réponses de qualité à leurs requêtes. Il y a donc des enjeux de volume (nombre de documents), de vitesse de calcul (temps de réponse à une requête) et de bonne compréhension à la fois de la requête de l’utilisateur (souvent en quelques mots) et des centaines de millions de pages web (NLP). C’est la raison pour laquelle nous nous concentrons dans un premier temps sur le web français, avant d’aller sur le web allemand dans un second temps.
Peut-on concurrencer frontalement Google et retourner des résultats pertinents sans pour autant traquer les internautes ? Comment hiérarchiseriez-vous les informations pour un internaute en particulier suite à une requête générique ?
Christian Kroll (Ecosia) : L'expérience utilisateur ne sera pas compromise : les performances de chargement des pages et la qualité visent à rester constantes, voire à s'améliorer. Nous testerons des marchés spécifiques – français et allemand – l'année prochaine, afin de rendre les réponses aux requêtes de recherche encore plus précises.
Olivier Abecassis (Qwant) : Notre objectif n’est pas de concurrencer Google. Google a 90% des parts de marché, ils ont développé un modèle puissant qui s’appuie sur tous les composants d’Internet (moteur, analytics, navigateur, e-mail, …) et qui fonctionne, et nous n’avons pas la prétention de pouvoir rivaliser. Pour autant nous sommes convaincus qu’il doit exister pour l’utilisateur une pluralité d’offres et nous sommes persuadés que nous pouvons leur proposer une alternative fiable. Par ailleurs, le DMA prévoit que Google fournisse des données de clics des utilisateurs, nous permettant ainsi de mieux analyser les liens les plus pertinents pour répondre à une requête. Ainsi, nous pouvons entraîner un index sur la base de ces données de requêtes.
Concernant le traçage des utilisateurs, nous n’utilisons aucune donnée personnelle, que nous n’avons pas de toute façon, pour proposer des réponses à une requête, à partir de la bonne compréhension des documents présents sur le web et de la requête de l’utilisateur et des données de clics sur des requêtes similaires.
Quelles sont selon vous les faiblesses de Google sur lesquelles vous pouvez miser ?
Christian Kroll (Ecosia) : Le fait est que tous les résultats de recherche proviennent actuellement des États-Unis. Ajouter notre perspective européenne et diversifier les résultats signifie offrir aux utilisateurs un meilleur accès à des sources d’information et d’actualité.
Olivier Abecassis (Qwant) : Il s’agit avant tout de garantir aux utilisateurs une pluralité d’offres. Google est leader du marché avec 90%, il peut/doit y avoir d’autres alternatives que le modèle de l’exploitation des données des utilisateurs. Soit en proposant un service sans aucun usage de ces données (Qwant, DuckDuckGo), soit en proposant un autre contrat pour l’usage de ces données (finalité écologique comme Ecosia ou partage de revenus comme sur la nouvelle version de Qwant). Le positionnement d’European Search Perspective réside donc sur la proposition d’une alternative. Nous voulons apporter une diversification de réponses, tout en restant le plus précis possible.
Quel est le périmètre de cet index EUSP ? Englobera-t-il les sources de données de cartographie ? Les actualités ?
Olivier Abecassis (Qwant) : Au cours du premier trimestre 2025, nous mettrons à disposition un index répondant aux requêtes en français. Puis au cours de cette même année, nous étendrons l’index aux requêtes allemandes.
Alors que Google garde son algorithme bien secret, envisagez-vous de publier le code source d'EUSP ou la mise à disposition de cet index auprès de tiers sera-t-elle payante ?
Olivier Abecassis (Qwant) : La porte est ouverte aux entreprises qui souhaiteraient nous rejoindre pour contribuer au développement de cet index.
Une fois l’index mis en ligne, une API sous licence sera disponible, permettant à toute entreprise de l’intégrer sur son site, moyennant un coût adapté à son usage, compatible avec le modèle économique des moteurs de recherche alternatifs.
29 octobre 2024 à 18h03
Quelles sont aujourd'hui vos principales sources de revenus ?
Christian Kroll (Ecosia) : Actuellement, Ecosia obtient ses résultats de recherche à la fois via Google et Bing, et nous générons des revenus grâce à la publicité. Ce qui nous distingue (et continuera de nous distinguer), c'est notre impact sur le climat. Désormais, nous pouvons développer cette technologie, générer encore plus d'argent pour la planète et avoir un impact encore plus important, surtout avec la nouvelle administration Trump sur le point de prendre le pouvoir, une catastrophe pour la planète.
Olivier Abecassis (Qwant) : Une fois l’index European Search Perspective mis en ligne, il sera proposé sous forme d’API aux entreprises ayant des besoins de recherche de documents du Web : moteurs de recherche alternatifs, services d’IA Générative ayant besoin d’accès à des contenus frais. Cette API permettra de générer des revenus qui seront réinvestis en R&D pour faire évoluer cet index de recherche.
Côté Qwant, nos revenus proviennent essentiellement de la publicité. Nous avons par ailleurs lancé il y a quelques semaines un programme de fidélité, permettant de récompenser les utilisateurs en leur reversant une partie des revenus générés grâce à leur consentement publicitaire.
Quelle place jouera l'IA dans ce nouvel index de recherche européen ?
Olivier Abecassis (Qwant) : Du point de vue de European Search Perspective, l’intelligence artificielle est utilisée tous les jours par nos équipes pour entraîner des modèles qui vont ensuite crawler des millions de documents, les lire et les comprendre, déterminer ceux qui sont pertinents pour répondre à la requête formulée par l’utilisateur. C’est ce que font et continueront de faire nos équipes chaque jour dans le développement de cet index European Search Perspective.
Côté Qwant, nous travaillons sur le développement de services d’IA Générative et nous avons mis en ligne il y a quelques mois, des réponses formulées par l’IA. Quand vous cherchez certaines informations, et en complément de la page de réponse de liens à une requête, l’IA va vous apporter une réponse directement, sans avoir à cliquer un lien.
C’est une première étape. Nous pensons que la recherche doit être réinventée et c’est pour cela que l’on travaille, à proposer un modèle hybride entre la liste de liens bleus, et le format conversationnel que vous pouvez avoir avec ChatGPT par exemple.
Avec l'EUSP, envisagez-vous de repenser la manière dont l'internaute effectue ses recherches ?
Olivier Abecassis (Qwant) : European Search Perspective proposera l’index de recherche, la technologie de recherche. Chaque entité est ensuite libre de proposer à ses utilisateurs une nouvelle manière de mettre en avant la recherche.
Sur Qwant, nous allons continuer de proposer un modèle hybride de recherche, mêlant à la fois les listes de liens bleus et les modèles d’IA générative. Notre position de challenger nous permet de tester davantage de choses, en partant de l’utilisateur, afin de pouvoir proposer un modèle à la fois tourné vers les besoins des utilisateurs, et l’innovation.
Les résultats de recherche de EUSP seront présentés en Français et en Allemand, envisagez-vous d'autres langues à l'avenir ?
Christian Kroll (Ecosia) : Oui, nous commençons par les marchés d'origine de Qwant et Ecosia. Il faudra du temps pour que cela soit déployé sur tous nos marchés — les États-Unis et le Royaume-Uni, par exemple, ne basculeront pas immédiatement.
Olivier Abecassis (Qwant) : L’index European Search Perspective sera en effet disponible pour le web français dans un premier temps, puis sur le web allemand dans un second temps. Le choix de ces langues n’est pas un hasard puisque ce sont deux territoires sur lesquels nous avons Qwant et Ecosia, une partie significative de notre audience.
Pour la suite, nous pouvons imaginer que nous travaillerons sur des recherches en anglais, pour couvrir un nombre important de requêtes, mais tout dépendra de l’évolution de notre index et des partenariats que nous ferons avec European Search Perspective.