Iridium, le rêve avant l'heure de la communication globale

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
11 septembre 2022 à 15h00
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Un "flare" de satellite Iridium dans le ciel de nuit. Entre 1997 et 2020, de nombreux observateurs ont pu les remarquer ! © Chris Dorreman / NBCNews
Un "flare" de satellite Iridium dans le ciel de nuit. Entre 1997 et 2020, de nombreux observateurs ont pu les remarquer ! © Chris Dorreman / NBCNews

Imaginez seulement : peu importe votre position sur le globe, vous pouvez sortir un téléphone de votre valise et téléphoner. Cela vous semble normal ? Peut-être, mais pas en 1987, avec un système portable qui profite d'une constellation de satellites autour du monde. Iridium était né.

Mais l'histoire d'un produit, ce n'est pas qu'une bonne idée…

Ceci est une révolution… Non ?

L'histoire démarre chez Motorola, aux États-Unis. Trois ingénieurs expérimentés, Raymond Leopold (qui a travaillé à l'US Air Force), Bary Bertiger et Ken Petersen, ont une idée en commun à la fin de l'année 1987, qui débouche rapidement sur un projet, puis sur un brevet, déposé au début de l'année suivante.

Nous sommes alors au commencement de l'âge d'or des satellites de télécommunication commerciaux, qui inondent massivement la planète avec les signaux de télévision par satellite. Les profits générés donnent des ailes. Et chez Motorola, on imagine alors un système similaire, mais pour la téléphonie : plus besoin de fil, ou même de cellulaire… Le businessman de la fin des années 90 pourrait sortir de son attaché-case un téléphone rattaché à un réseau de satellites partout sur la planète.

La constellation Iridium, sur le papier... © Iridium Satellites
La constellation Iridium, sur le papier... © Iridium Satellites

Mais pas question de passer par des communications en orbite géostationnaire, qui induiraient des latences de plusieurs secondes (embêtant, au téléphone). Si les satellites sont en orbite basse et passent au-dessus des pôles, ils peuvent couvrir le monde entier, et grâce à un maillage régulier, relayer des appels dans le monde entier. La mise en place exacte du projet prend du temps, mais les premiers calculs montrent que le réseau idéal compte 77 satellites tournant autour de la Terre. L'équipe, qui avait auparavant surnommé le projet « Global Personal Satellite Communications System », choisit son nom en fonction, avec l'élément n° 77 du tableau périodique : l'iridium.

Laudanum, Petitbonum, Iridium

Sur le papier, la constellation Iridium s'annonce comme un véritable produit du futur que vont s'arracher à la fois les commerciaux, les grands voyageurs, les compagnies maritimes, les armées… Mais pour ça, il faut d'abord concevoir et envoyer les satellites dans l'espace. Et pour être encore plus terre à terre, pour pouvoir disposer de satellites, il faut les financer.

Iridium va coûter cher. Très cher. L'addition va grimper, pour une architecture complète, jusqu'à 5 milliards de dollars. Et le financement prend du temps, sachant que le réseau lui-même n'est pas simple. Par exemple, et contrairement à ce qui se pratique 30 ans plus tard pour SpaceX ou OneWeb, chaque satellite peut transférer des données à ses voisins, créant un « pont » de données en orbite. Ce n'est pas seulement innovant, c'est un énorme défi. Le contrat final est signé par Motorola en 1993, pour un déploiement qui devra démarrer en 1997. Par chance, des calculs plus fins ont montré qu'au lieu de 77 satellites actifs, 66 suffiraient à établir un réseau stable.

Vue d'artiste d'un satellite Iridium de première génération © Iridium Satellites
Vue d'artiste d'un satellite Iridium de première génération © Iridium Satellites

Mise à feu

Le premier groupe de cinq satellites décolle depuis les États-Unis en mai 1997. Chaque unité pèse 680 kg environ et opère à 781 km d'altitude : assez pour couvrir une large zone, tout en restant sur l'orbite la plus basse possible pour réduire les délais de communication. Et pour envoyer en orbite les satellites Iridium qui ont été conçus et assemblés par Lockheed et Motorola, l'entreprise a choisi des opérateurs de fusée du monde entier, pour ne pas se focaliser uniquement sur les États-Unis. Ainsi, Motorola les fait décoller depuis la Russie avec Proton, depuis la Chine avec CZ-2, depuis la Floride avec Delta II…

Fin 1997, près d'une quarantaine sont déjà en orbite. Mais il faudra attendre que le système soit complet pour que le 1er novembre 1998, la constellation Iridium soit active et commercialement ouverte. Techniquement, le challenge technique est une brillante réussite. Le vice-président des États-Unis Al Gore utilise le service pour un premier appel symbolique à Gilbert Grosvenor, l'arrière-petit-fils d'Alexander Graham Bell (inventeur du téléphone).

Forcément, 25 ans plus tard, ça fait vintage... © National Air & Space Museum
Forcément, 25 ans plus tard, ça fait vintage... © National Air & Space Museum

Chèques en bois

Pour l'occasion, Motorola a (intelligemment) déployé Iridium durant toute la décennie en tant que compagnie propre et publique. Celle-ci s'appelle Iridium Inc. depuis 1991, puis Iridium SSC à partir du 1er novembre 1998. Techniquement pourtant, Iridium est terriblement endettée auprès de Motorola, puisque c'est ce dernier qui s'est occupé des satellites et du réseau. Le jour du démarrage du service, l'entreprise qui gère la plus grande constellation commerciale au monde en orbite basse croule donc déjà sous les pressions financières.

Mais il y a un autre problème que les ingénieurs de Motorola comme les stratégistes n'ont pas pu voir venir à la fin des années 80. Eh oui, entre-temps, le téléphone est déjà devenu un objet portable. Et s'il ne passe pas par les satellites, il se démocratise à une vitesse qui prend le monde de court. Ironiquement, Motorola en est un acteur majeur. Désormais, le « businessman » n'a plus que faire d'avoir un gros téléphone satellite (qui capte d'ailleurs très mal en intérieur) qui lui aura coûté plusieurs milliers de dollars. Il a déjà un téléphone, de préférence un petit avec un clapet.

Le résultat est sans appel (ah ah) : les chiffres d'Iridium ne décollent pas, même après plusieurs mois d'opérations, les créanciers quittent le navire… Au bout de seulement 9 mois, le 13 août 1999, l'entreprise se place en faillite (chapitre 11 de la loi des faillites aux États-Unis).

La dette ! Qui veut de la dette ?

La faillite d'Iridium génère une panique et une conviction sévèrement ancrée chez les investisseurs : les constellations spatiales en orbite basse ne peuvent pas générer assez d'argent. D'autres vont s'y casser les dents, et Motorola se prépare à désorbiter tous les satellites de la constellation. Les programmes ont même été envoyés en mémoire dans les satellites, il ne restait plus qu'à « appuyer sur le bouton » pour qu'une par une, les unités freinent et quittent leur poste. Une véritable folie : ils étaient alors tout neufs ! Car, en un an, aucun repreneur ne se présente pour sauver Iridium, sans doute tous repoussés par la dette de 4 milliards de dollars de l'entreprise…

Le siège de l'entreprise en 2020 © Iridium Satellites
Le siège de l'entreprise en 2020 © Iridium Satellites

Mais la loi américaine sur les faillites permet aussi au gouvernement d'intervenir. Et c'est finalement le Pentagone qui va sauver Iridium. Les besoins pour les appels sont grandissants, surtout pour des soldats envoyés aux quatre coins du monde. Reste que les créanciers d'Iridium resteront les poches vides. En mars 2001, la dette de 4 milliards est effacée, et un petit consortium privé se forme pour reprendre la main sur la constellation. C'est la naissance d'Iridium Satellites LLC.

Et pourtant, elle tourne (bien)

Avec la fin de la faillite officielle, les derniers satellites peuvent être envoyés en orbite avec les contrats déjà existants. L'équipe est cependant réduite au minimum : quelques employés dans un bâtiment de 2 étages à Leesburg (Virginie), des ordinateurs de contrôle et des kilomètres de câbles. Jusqu'à ce que, progressivement (et grâce à une baisse des coûts, en particulier pour les terminaux), le système Iridium finisse par se faire un nom.

En cela, la constellation sera bien aidée par les campagnes des États-Unis : le système permet aux militaires de téléphoner depuis les montagnes d'Afghanistan, du désert irakien ou du pont d'un porte-avions. Et si la constellation n'est pas parfaite (les débits de données sont ridicules si l'on veut excéder la voix), elle demeure fiable. Au fil du temps, Iridium s'est mis à être utilisé par les secours lors des catastrophes naturelles, a été placé dans les avions en cas de crash, dans les bateaux pour les voyages au long cours ou en cas de problème, à côté de la balise Argos.

Un système Thales Iridium adapté aux bateaux © Iridium satellites / Thales
Un système Thales Iridium adapté aux bateaux © Iridium satellites / Thales

Même si cela ne s'appelle pas encore l'IoT (Internet of Things), dans les années suivantes, les objets aussi ont commencé à utiliser Iridium : des puits de pétrole, des bateaux, des capteurs arctiques, et même des fusées ! L'entreprise, grâce à l'effacement de sa dette, devient enfin profitable à la fin des années 2000, même si la constellation n'atteindra jamais son but de révolutionner la téléphonie. Certes, elle sert à autre chose, mais elle reste pérenne !

Mieux, les satellites, construits à l'origine pour rester actifs 8 ans, se montrent bien plus résistants et endurants que prévu. Si bien que l'entreprise a pu attendre 2010 pour signer un contrat avec Thales Alenia Space pour le remplacement complet de la constellation, puis avec SpaceX pour l'envoi des satellites en orbite, formant la constellation Iridium Next. Cette dernière est active aujourd'hui, compatible avec l'ancienne génération, et peut gérer un trafic de données beaucoup plus important. Elle génère ainsi plus de 600 millions de dollars de revenus en 2021 (Iridium, devenu Iridium Communications Inc., est désormais coté en Bourse), de quoi largement soutenir le poids de ses nouvelles dettes !

Un satellite de la deuxième génération Iridium Next © Iridium Satellites
Un satellite de la deuxième génération Iridium Next © Iridium Satellites

Un peu de flare…

Les satellites Iridium de la constellation originale, envoyés en orbite entre 1997 et 2002, sont restés particulièrement connus, et ce, pour plusieurs raisons. D'abord, dans des conditions de luminosité particulières au lever et au coucher de soleil, ils pouvaient produire, avec la position de leurs panneaux solaires, un « Iridium Flare », c'est-à-dire un reflet très important, comme un flash, ce qui faisait d'eux pendant quelques instants l'un des objets les plus brillants du ciel de nuit. Certains astronomes amateurs les attendaient même avec impatience, et il s'agissait de l'un des passages dans le ciel les plus reconnaissables dans les années 2000, avec la jeune ISS.

D'autre part, il y a eu en 2009 la malheureuse collision entre le satellite Iridium 33 et celui de l'ex-URSS Cosmos 2251. L'incident a généré des milliers de débris et permis aux spécialistes comme au grand public de prendre conscience du danger de la « pollution orbitale ». Tous les satellites de la première génération ont quitté l'orbite aujourd'hui.

Et vous, avez-vous déjà utilisé Iridium ?

Eric Bottlaender

Spécialiste espace

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (14)

montagne04
Bonjour Eric, je connaissais assez bien le réseau (jamais utilisé) mais j’ai appris plein de choses dans cet article.<br /> Et oui, j’ai fait partie des photographes qui immortalisaient les flashes irridium au 15 mm !
_Troll
Meme si techniquement c’est possible, tous les pays acceptent ils legalement l’utilisation depuis leur sol ?
ebottlaender
C’est une bonne question, j’imagine que ça dépend des opérateurs et des lois en vigueur. Si ce genre de système fonctionne partout, il est par contre assez facilement triangularisable, donc l’utiliser dans un pays « interdit » n’est pas recommandé.
Pierro787
Merci pour cet article fort complet et juste. A noter que le débit de la data sur la première génération était de 2400 bauds ( bits / s ) et que la voix avait un côté ultra compressé avec une sonorité métallique.<br /> Motorola n avait pas prévu le succès planétaire du GSM, ce qui a coulé le projet dans sa première phase.<br /> Par ailleurs, son concurrent, plus simple, Globalstar a connu le même sort et a été sauvé de la faillite par des investisseurs. IL vient d être sélectionné par Apple pour transmettre les SOS hors zone de couverture terrestre. Dans sa première génération, le débit était meilleur que Iridium: 9600 bits/s. Maintenant, on peut atteindre les 80 kbit/s avec la dernière génération de terminaux.
Felaz
Super article, on apprend plein de choses le dimanche soir
PaowZ
« Elle génère ainsi plus de 600 millions de dollars de revenus en 2021 […] désormais coté en Bourse »<br /> Petite pensée pour les investisseurs de la première heure, qui se sont retirés, dans les années 2000.
ebottlaender
Oui alors attention, les revenus ne sont pas les dividendes, l’entreprise est toujours endettée
PaowZ
Certes Un CA, c’est déjà le début d’un signal de bonne santé… alors, si en plus, y a du bénéfice, c’est champaaagne !!
Brigantios
« pour pouvoir disposer de satellites, il faut les financer. » … Je suppose que c’est le point principal de toute la situation !
Mel92
Désormais, le « businessman » n’a plus que faire d’avoir un gros téléphone satellite (qui capte d’ailleurs très mal en intérieur) qui lui aura coûté plusieurs milliers de dollars.<br /> D’une manière générale, c’est bien le problème : la communication par satellite a toutes les peines à être rentable sur le long terme. Cela peut éventuellement fait sens en l’absence de réseau terrestre abordable, mais dès que celui-ci s’installe, c’est terminé. Il ne reste plus que les lieux fondamentalement isolés comme les bateaux, les avions, l’Antarctique et les théâtres de guerre pour faire du business, et c’est peu. Très largement insuffisant en tous cas pour justifier l’envoi et le maintien de satellites.<br /> Ce qui est fascinant, c’est que l’échec d’Iridium va se reproduire avec Starlink ; les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Pierro787
@Troll<br /> Non, certains pays l interdisent catégoriquement et vu la taille des téléphones et surtout leur antenne et l obligation d être dehors pour que ça fonctionne, il vaut mieux éviter de frauder car ça peut coûter cher d être surpris dans certains pays.<br /> Il est aussi possible que le réseau Iridium bloque les appels depuis les territoires interdits, en raison d une géolocalisation au moment de l appel.<br /> Apollo Satellite<br /> Banned or Restricted Satellite Phones in Certain Countries<br /> In some countries around the world satellite phones are banned or restricted and everyone's homework should be done before travelling.<br /> Est. reading time: 4 minutes<br />
gbasilemc
les astronomes amateurs plutôt que les astronautes amateurs non ?
ebottlaender
Hopla, elle est jolie celle-ci. Vais corriger dans les heures qui viennent.
Martin_Penwald
Ce qui est fascinant, c’est que l’échec d’Iridium va se reproduire avec Starlink<br /> Alors attention, la situation n’est pas tout-à-fait là même. Encore aujourd’hui, un abonnement Iridium est ridiculeusement cher à côté de ce qui se fait en mobile, genre 25 SMS par mois pour un abonnement à 14$/mois et le SMS additionnel à 25c, sans appel voix, là où un abonnement mobile offre SMS illimités et quelques heures d’appels. Impossible donc de comparer, Iridium reste réservé à des cas d’utilisation rares où les réseaux cellulaires sont inexistants sur de grandes distances.<br /> À l’inverse, et en particulier vu d’Amérique du Nord, le service proposé par Starlink est équivalent à ce qui se fait en filaire, tant en terme de prix que de qualité de service. Certes, ce n’est pas la fibre, mais l’étendue des territoires rend l’offre Starlink accessible et séduisante à un bien plus grand nombre de gens.<br /> Bon, cela dit, je doute également de la capacité de Starlink à devenir un jour rentable, les chiffres ne collent pas bien.
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