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L'aventure Sea Launch, des lancements orbitaux depuis l'océan

Eric Bottlaender
Spécialiste espace
11 août 2020 à 12h42
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Vision étonnante que ce puissant lanceur décollant sur une ancienne plateforme pétrolière... Crédits Sea Launch/S7 Russie
Vision étonnante que ce puissant lanceur décollant sur une ancienne plateforme pétrolière... Crédits Sea Launch/S7 Russie

Faire décoller de grands satellites de télécommunications depuis une plateforme pétrolière modifiée au milieu de l'océan ? Ils l'ont fait ! 

Aventure unique née dans les années 1990, Sea Launch est pourtant dans l'impasse depuis 2014…

Naissance d'une opportunité

Avec la chute de l'Union soviétique, un secteur d'excellence comme celui des lanceurs n'allait pas longtemps resté exempt des sirènes de la privatisation… Et des ambitions occidentales. Il se trouve qu'au début des années 90, il n'y a qu'un opérateur qui écrase le marché des lancements commerciaux vers l'orbite de transfert géostationnaire, pour de toujours plus nombreux satellites de télécommunications : Arianespace. Pour les américains, leur lanceur Delta 2 n'est pas adapté, et la navette est bien trop chère. Alors pourquoi ne pas acheter une solution russe ? Leurs lanceurs sont performants et peu chers… Lockheed Martin s'intéresse donc à la fusée Proton (ce qui fera naître l'entreprise ILS) et Boeing à Zenit. Reste à finaliser l'affaire. Et s'il y avait moyen de gagner encore des performances avec ce lanceur ?

Zenit est une fusée particulière, qui a été développée pour être l'un des boosters (réutilisable même) du gigantesque lanceur soviétique Energia. Ce dernier fonctionne, mais son développement coûteux, l'abandon de la navette Bourane et l'état des finances russes condamne l'ensemble du projet… Pas Zenit cependant, qui grâce à son très puissant moteur RD-171 peut propulser des charges de plusieurs tonnes en orbite de transfert géostationnaire (GTO), jusqu'à 6 tonnes pour peu qu'on l'équipe d'un étage supérieur. Une fois l'URSS éclatée, il faut cependant l'accord de l'Ukraine qui produit la plus grande part du lanceur, et de la Russie…. mais aussi d'un partenaire inattendu pour Boeing, l'entreprise norvégienne Aker Kvaerner (devenue ensuite Aker Solutions). Car cette fois, Zenit ne décollera pas de Baïkonour, mais d'une plateforme pétrolière transformée.

Simple, puissante (parfois trop pour être contrôlée), Zenit est efficace. Crédits Sea Launch/S7 Russie
Simple, puissante (parfois trop pour être contrôlée), Zenit est efficace. Crédits Sea Launch/S7 Russie

Décoller depuis une plateforme, est-ce possible ?

Construite en 1983, la plateforme pétrolière Ocean Odyssey fore des puits de pétrole au large de l'Alaska, puis en mer du Nord. En 1988, elle souffre d'un accident lors d'un forage, qui tue l'un de ses employés, et elle est envoyée en stockage dans le port de Dundee, en Ecosse. Sa disponibilité, puis son rachat par Kvaerner en 1993 va donner corps au projet Sea Launch… Malgré de grosses modifications nécessaires pour agrandir la plateforme et l'équiper pour assembler et lancer une fusée Zenit. Il n'empêche, le projet est formalisé en 1994, puis avance à grand pas. Le bateau qui accompagnera la plateforme est commandé neuf, puis livré et équipé en 1997 pour pouvoir remplir son rôle unique au monde.

Il n'empêche que l'aventure n'est pas simple. Car la plateforme Odyssey et le navire Sea Launch Commander sont alors basés à Long Beach (Californie). Il faut à chaque lancement emmener les équipes techniques ukrainiennes et russes sur place avec les éléments de la fusée, assembler le lanceur, puis quitter le port et prendre la mer, avant de se rapprocher au maximum de l'équateur pour procéder au décollage dans les eaux internationales (à l'Est des îles Christmas, dans le Pacifique), tout en respectant d'importantes distances de sécurité, et bien sûr en évacuant entièrement la plateforme. Il faut plus de 300 personnes pour une campagne de lancement. Pourtant… ça fonctionne ! Sea Launch envoie un satellite de démonstration en orbite le 27 mars 1999, et engrange de gros contrats de la part d'opérateurs publics et privés.

On voit parfaitement ici la plateforme modifiée avec la fusée, et le navire de commandement. Crédits Sea Launch/S7 Russie
On voit parfaitement ici la plateforme modifiée avec la fusée, et le navire de commandement. Crédits Sea Launch/S7 Russie

Les années Sea Launch

Malgré un échec en vol en 2000 (lié à un problème logiciel), Sea Launch trouve son public, et réussit à engranger des dizaines de contrats au tournant du nouveau siècle : Ariane 5 rencontre alors des problèmes de fiabilité, les lanceurs américains sont toujours trop chers et ne sont pas au rendez-vous, c'est l'âge d'or de la solution russe ! Reste que Sea Launch ne dispose que d'une capacité limitée, et même si l'entreprise réussit à aligner 5 vols en 2006, certains contrats de lancement prennent du temps à se concrétiser. Sea Launch propose donc en complément une solution moins capable, mais qui décolle de Baïkonour… et nommée Land Launch (opérée par une autre filiale, SIS). Cette initiative, démarrée un peu trop tard, ne réussira pas à relancer l'aventure. Car malgré une ascension rapide, des contrats et des clients, Sea Launch rencontre de plus en plus de problèmes après une décennie d'opérations.

De l'apogée aux gros soucis

Sea Launch est une solution complexe, mais qui fonctionne — et même génère des marges sur ses opérations de lancement. Mais cela peut-il suffire ? Les coûts de la plateforme et de son navire, même sans lanceur, se chiffrent en dizaines de millions de dollars, chaque année. Il y a l'investissement initial, qui était très élevé et que les quatre entités responsables de Sea Launch (Boeing, Energia, Youzmach et Kvaerner) prennent du temps à rembourser. Et en plus de tout cela, un crash survient le 30 janvier 2007, au lancement du satellite NSS-8. La fusée Zenit a un souci de moteur, et le lanceur explose sur la plateforme Sea Launch, qui sera indisponible pratiquement une année, malgré une gestion des dégâts exemplaire. Cela pèse durement sur les finances, d'autant qu'à la fin de cette décennie, un nouvel acteur surgit et tente d'engranger des contrats pour des lancements de satellites, SpaceX.

En 2009, les caisses de Sea Launch sont vides, l'entreprise est en faillite sous le fameux régime du « Chapitre 11 » américain, qui lui permet de continuer les opérations sous contrainte, et l'oblige à se réorganiser. C'est finalement le consortium russe Energia qui va racheter Sea Launch en 2010, les autres acteurs ne gardant que des parts minoritaires (le paiement fera d'ailleurs l'objet d'un procès international, qui rapportera 350 millions de dollars à Boeing). Ces péripéties ont toutefois asséché l'appétit des clients. Il n'y a pas de décollage en 2010, un seul en 2011. Intelsat et Eutelsat seront les derniers à signer des contrats avec Sea Launch. SpaceX est arrivé dans le paysage, Arianespace a baissé ses prix, ILS aussi, et le sort de l'entreprise est scellé en 2014 avec l'invasion (ou la réappropriation, selon les termes russes) de la Crimée et de l'Est de l'Ukraine séparatiste. Les relations Ukraine – Russie empêchent toute collaboration nécessaire pour mettre en œuvre Zenit.

Un long voyage jusqu'au chantiers russes…

En 2016, sans contrat et sans fusée (un nouvel échec a eu lieu en 2013), Sea Launch est vendue à l'entreprise russe S7, issue de l'aviation. Cette dernière annonce dans la foulée que la plateforme serait relocalisée en Russie, que les négociations allaient s'ouvrir avec l'Ukraine avec des contrats, etc. De belles annonces qui restent pourtant purement hypothétiques : S7 n'annoncera jamais un seul contrat pour un décollage de Zenit, et la plateforme restera plus de 3 ans inactive et à quai à Long Beach, avant de traverser le Pacifique en mars 2020 pour le chantier russe de Slavianka. On peut juger que Sea Launch Odyssey est en mauvais état : il a fallu la transporter sur une barge pour faire le voyage, alors qu'elle est normalement capable de traverser l'Océan. Surtout, quels sont les travaux qui vont être conduits au chantier naval, pour combien de temps et avec quel argent (avec la crise, S7 ne se porte pas bien) ?

Selon la rumeur, il faudrait des dizaines de millions pour rendre à nouveau le système opérationnel. Crédits Sea Launch/ S7 Russie
Selon la rumeur, il faudrait des dizaines de millions pour rendre à nouveau le système opérationnel. Crédits Sea Launch/ S7 Russie

Les annonces se sont tant succédées ces dernières années qu'il est difficile de savoir si oui ou non Sea Launch est définitivement dans l'impasse ou si l'audacieuse plateforme de lancement de fusée en haute mer va refaire son apparition. C'est exclu (à priori) avec Zenit première du nom, mais ce serait peut-être possible en l'adaptant avec Soyouz 5, qui est en quelque sortie une « russification » du lanceur modernisé. Depuis ce printemps, les rumeurs vont aussi bon train pour annoncer un possible rachat de Sea Launch… En attendant, les années passent, et le dernier splendide décollage depuis Odyssey date du 26 mai 2014.

Eric Bottlaender

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser v...

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Je suis un "space writer" ! Ingénieur et spécialisé espace, j'écris et je partage ma passion de l'exploration spatiale depuis 2014 (articles, presse papier, CNES, bouquins). N'hésitez pas à me poser vos questions !

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Commentaires (16)

ebottlaender
« J’aime le danger »
Fulmlmetal
Au début les haters prédisaient que SL allait tuer Ariane … Ce sont aujourd’hui les mêmes qui prédisent depuis 5 ans que SpaceX va tuer Ariane.<br /> Ce sont des experts visionnaires …
ebottlaender
Les opérateurs aiment les marchés ouverts, la concurrence et la diversité des accès ^^<br /> SL offrait des prix contrôlés à un moment où Ariane pouvait proposer à peu près n’importe quoi, ça a aidé à avoir un truc global un peu plus équilibré. Après les russes et ukrainiens en ont bien vécu entre SL et ILS avec Proton. C’est juste que ces solutions ne se sont jamais renouvelées. Ariane 5 a évolué (en physique mais aussi et surtout sur les contrats) et Ariane 6 est dans les bacs.
Niverolle
Il ne faut pas non plus oublier la législation américaine, qui a “Huaweié” les lanceurs russes et chinois (comme l’interdiction pour ces lanceurs de transporter des satellites exploitant des brevets américains sensibles ou encore l’interdiction de commercialiser sur le sol américain les services de satellites qui auraient fait le voyage avec ces lanceurs).<br /> Elle pourrait très bien faire de même pour Ariane qui, avec sa qualité de service (Dv = 1500 m/s et Di &lt;= 5°) , rafle toujours le gros des contrats GTO ouverts à la concurrence internationale.
ebottlaender
Non, la législation américaine n’a pas fait ça.<br /> Les satellites des opérateurs commerciaux américains peuvent toujours décoller sur Proton (avec ILS) comme ils pouvaient le faire avec Sea Launch. Par exemple Northrop Grumman a lancé son satellite MEV-1 avec Proton l’an dernier, et il n’était pas ITAR free ^^ Ce n’est pas ça qui a stoppé l’aventure.<br /> Bon c’est un peu plus compliqué maintenant que Sea Launch est totalement russe, mais quand l’entreprise était une joint-venture avec des américains dedans, ça ne posait aucun problème.
Niverolle
Ça passe peut-être pour un MEV (via un lanceur russe, sûrement pas chinois), mais toutes ces réglementations (il n’y a pas que l’ITAR) sont bien réelles… D’ailleurs les russes et les chinois ne partagent pas vraiment ton optimise
ebottlaender
Non mais la Chine c’est un autre problème et une législation particulière de la part des Etats-Unis. L’article parle bien de Sea Launch avec Zenit, et pas de la Chine.<br /> La Russie est dans un rôle particulier, avec de grosses restrictions depuis la crise de Crimée, mais qui n’affectent pas ou peu les entreprises communes USA-Russes. C’est toujours le cas pour ILS, qui est dans une position commerciale pourrie à cause de choix qui ne sont pas les leurs (le prix de Proton et surtout sa fin de vie au profit d’Angara).
Niverolle
ebottlaender:<br /> L’article parle bien de Sea Launch avec Zenit, et pas de la Chine.<br /> Ok, je ne critiquais pas ton article. Je tempérais juste l’excès de confiance de Fulmlmetal puisque les USA peuvent couler Ariane d’un simple claquement de doigts…
Niverolle
ebottlaender:<br /> il n’était pas ITAR free<br /> A te lire, on a l’impression que les lanceurs russes sont accessibles par défaut !!! Sauf que la réglementation impose l’obtention d’une licence d’exportation qui n’a rien, mais alors rien du tout, d’une formalité !!! Il y a donc forcement eu une négociation de haut niveau avec les autorités américaines et une ch’tite compensation sur un autre marché.<br /> En France, on connaît bien ce problème. Depuis 2014, je n’ai sais pas combien de fois ce pauvre Le Drian a dû aller en catastrophe à Washington pour que des satellites d’Airbus DS ou d’ATS puissent être lancé comme prévus par leurs lanceurs russes. En retour, cela nous a fait perdre quelques exportations d’armes, … en faveur de la concurrence américaine évidement (oh, un rafale qui se transforme en F-15, comme c’est magique ) !!!
ebottlaender
Il faut arrêter de croire que tout se règle en dessous de table et en «&nbsp;chtites compensations&nbsp;». Oui il y a des négociations commerciales, et non lancer sur Proton n’est pas tant un problème (plus depuis 2014 mais ça n’est pas un gigantesque frein). C’était même encore plus facile pour Sea Launch, basée aux USA avec un siège aux USA. Que le lanceur soit russe, ça n’y changeait pas grand chose avant 2013-14.<br /> Le seul exemple d’aller retour de Le Drian concernant des lancements que j’ai en tête concerne le contrat pour les Emirats Arabes Unis (Falcon Eye), et il a décollé sur Vega. Pour le reste, bon nombre des satellites lancés par ILS ont été assemblés par Maxar ou Northrop Grumman, même depuis 2014.<br /> (Les rafales ne se transforment pas non plus en F15 pour cause de satellites décollant sur lanceur russe)
Niverolle
«&nbsp;le contrat pour les Emirats Arabes Unis (Falcon Eye)&nbsp;» ==&gt; bien vu (je l’avais oublié celui là), ça m’a permit de dénicher cet article de 2014 qui résumait bien la situation : Pourquoi la crise ukrainienne menace les champions européens du spatial (rien que dans cet article c’est trois satellites qui ont connus les affres de l’administration).<br /> Pour les rafales je caricatures évidement, mais ayant été très directement impacté dans mon boulot d’ingénieur par cette réglementation, disons qu’il vaut mieux en rire (mais pas au point de se vautrer dans la naïveté - rien n’est gratuit ici-bas).
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