Inventions Imaginaires Waldo LARGE 1

La main, organe préhenseur ultra développé, est considérée au moins depuis Darwin comme un des marqueurs de notre qualité d'être humain. Pour créer une chose à notre image et façonner le premier robot industriel, quoi de plus normal alors que de choisir cette partie du corps, et par extension le bras. Une histoire digne de la science-fiction ? À n'en point douter…

Relevez vos manches, ce vendredi nous prenons une petite leçon de robotique avec l'écrivain américain Robert Heinlein et Waldo, un court roman aussi passionnant que visionnaire. Si vous ne l'avez pas encore lu, courez-y : je mets ma main à couper que vous l'apprécierez !

Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant d'apparaître au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique, où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…

Une novella à mettre entre toutes les mains

Désigné comme l'un des Big Three (les Trois Grands) aux côtés d'Isaac Asimov et d'Arthur C. Clarke, Robert Heinlein est un des auteurs éternels de science-fiction de langue anglaise. S'il n'a pas toujours eu bonne presse en France notamment, à cause de ses positions politiques et des fantasmes qu'elles ont pu générer, dans son pays d'origine son succès littéraire fut rapide et phénoménal. Robert Heinlein exerça ainsi une véritable influence sur la société américaine, notamment par la promotion de la conquête spatiale. Curieux et cultivé, Heinlein étudia la physique et fut ingénieur civil à la Naval Air Experimental Station pendant la guerre. C'est également un ancien militaire, point qui aura une grande influence, tout comme son expérience et sa formation, sur son œuvre littéraire.

waldo

La novella Waldo a été publiée en 1942, soit au tout début de la longue carrière de romancier de Robert Heinlein. Il écrivait alors dans les fameux pulp, ces magazines à trois francs six sous aux couleurs criardes qui ont accueilli tant de grands récits. Dès le début, l'écrivain s'aventura sur des terrains nouveaux et audacieux, allant au devant de la société et des technologies de l'époque.

Méconnu en France à cause d'une traduction qui s'est très (très !) longtemps faite attendre - 2019 tout de même -, Waldo est un superbe petit roman. Il a d'ailleurs reçu le prix Retro Hugo en 2018 et non sans mérite. Drôle, malin et touchant, le style d'écriture réjouit dès les premières lignes, tant et si bien que les pages défilent sans même que l'on s'en aperçoive.

Robert Heinlein en 1941

Waldo, c'est l'histoire d'un homme mystérieux, myasthénique et misanthrope que la simple pesanteur terrestre fait souffrir. Isolé en orbite dans son « Fauteuil Roulant », nom donné à son habitat spatial, le personnage éponyme tue le temps en laissant s'exprimer son intelligence, géniale. De fait, selon les termes de Waldo F. Jones, en comparaison à ses capacités intellectuelles, le brave Thomas Edison « se débrouillait », et ce ne sont pas ses contemporains qui se risqueraient à le contredire.

Au centre de l'immense salle sphérique flottait un colosse : Waldo. Il portait une tenue assez classique, un short et un maillot de corps, mais il avait les pieds nus. Ses mains et ses avant-bras disparaissaient sous des gantelets métalliques - des waldos maîtres. Sa graisse, son double menton, ses fossettes, sa peau lisse lui donnaient l'air d'un gros cherubin qui aurait volé près du saint en sa garde. son regard toutefois, n'avait rien d'angélique.

Waldo, Robert Heinlein.

L'intrigue débute alors qu'un ingénieur, un certain James Stevens, se trouve contraint de faire appel au talent de Waldo, pourtant si peu accessible. Le problème est complexe : des moteurs d'avions de la NAPA, la North American Power-Air, qui sont alimentés comme le reste à l'énergie sans fil, cessent de fonctionner sans que personne ne sache l'expliquer. Appelant à la rescousse le raisonnable Dr. Grimes, un ami commun et le seul humain que Waldo apprécie, Stevens finit par recevoir une promesse d'aide de la part du savant solitaire.

Descendu parmi ses semblables - ceux qu'il appelle non sans mépris les « singes nus » - pour étudier la question, Waldo fait alors une rencontre troublante (et non, rangez les mouchoirs, point de poncif, il ne s'agit pas d'une idylle mais d'une entrevue avec un vieil homme). S'en suivent des péripéties étonnantes où la hard science-fiction se mêle à la magie, cette dernière venant éclairer bien des mystères sur le monde et donner foi, santé et envie de vivre, à notre ours finalement pas si mal léché.

La découverte la plus importante de Waldo, celle qui le fait retourner vers le monde des humains et enfin s'y épanouir (il deviendra par la suite un talentueux danseur en plus de son nouveau métier de neurochirurgien) est la rencontre avec « l'Autre Monde », qui l'oblige à repousser ses propres limites et à « saisir le pouvoir » dormant.

Waldo est un roman nuancé, dans lequel transparaît autant l'admiration sincère de l'auteur pour la technique et l'intelligence que la conscience de l'importance ducorps, mais aussi les besoins sociaux, essentiels à l'être humain. Tout est peut-être finalement une question d'équilibre.

Le lecteur perçoit le regard exacerbé, presque extra lucide, de l'auteur de science-fiction qui capte les tendances de son époque pour nous conter un univers futuriste

L'ensemble de la novella est emprunt d'un certain mysticisme, et sa lecture laisse une impression étrange et durable. En effet, on est marqué par le regard exacerbé, presque extra lucide, de l'auteur de science-fiction qui capte les tendances de son époque pour nous restituer un univers futuriste qui fait mouche. Évidemment, nous ne vivons pas encore dans l'espace - quoique, la conquête spatiale avance si vite que nous n'en sommes peut-être pas si loin. Certes, les moteurs de nos avions ne dépendent pas d'une transmission d'énergie sans fil, cependant les recherches progressent dans ce domaine, et notamment en ce qui concerne les transmissions longues distances. D'accord, nous ne sommes pas aussi statiques, fatigués et affaiblis que Waldo et certains de ses concitoyens, toutefois nous constatons que l'activité physique décroit dans nos sociétés industrialisées, entraînant de plus en plus de pathologies diverses. Enfin, nous ne semblons pas si stupides que ce que Waldo a l'air de penser de ses semblables, ces « dadais au cerveau en gruyère » pourtant, depuis quelques décennies, l'effet Flynn s'est apparemment inversé : le QI moyen de l'humanité diminuerait désormais.

Posée sur le support habituel près de l'autre, attendait une paire de waldos primaires ; montant au coude, ils possédaient cinq doigts. Ils flottaient, asservis à la paire identique devant Waldo lui-même.

Waldo, Robert Heinlein.

Mais revenons-en à nos moutons élec…, ou plutôt à nos gants ! Avant sa rencontre avec « Papi Schneider », le sage qui l'invitera à voir les choses autrement, Waldo pallie son handicap qui l'empêche ne serait-ce que de soulever une tasse de café, grâce à une impressionnante paire de gants, fruit de son imagination et désignée par son petit nom : les waldos. Dans la novella, on retrouve également l'adjectif « waldoéen », qui souligne aussi le caractère atypique et légendaire de ce personnage. Heinlein était-il convaincu de l'arrivée future de la technologie des waldos, au point de vouloir en suggérer le nom, nous intimant ainsi pudiquement de ne pas l'oublier ?

Que cela fusse son objectif conscient ou non, le premier télémanipulateur manuel ne tarda pas à être construit, à peine trois ans après la publication du roman ! À croire qu'il s'agissait d'une requête de Robert Heinlein expressément envoyée au Laboratoire National d'Argonne pour qu'il fabrique son invention. Et si tel était le cas, ce serait le bon de commande le mieux écrit de l'histoire !

Le terme waldo, quant à lui, est effectivement devenu un synonyme de télémanipulateur, entrant immédiatement et de façon durable dans le langage américain courant.

Waldo fléchit et étira ses doigts ; les deux paires de waldos à l'écran reproduisirent ses gestes dans une synchronie parfaite. […] Il entama des gestes des mains selon des motifs définis ; les waldos de l'outil électrique tendirent les doigts, allumèrent la machine et, tout en retenue, en élégance, prirent le relai de l'usinage de la pièce. L'une des mains mécaniques ajusta une molette tandis que l'autre augmentait le débit d'huile jusqu'à la meuleuse.

Waldo, Robert Heinlein.

Les waldos, une source d'inspiration durable pour la robotique

Les premiers télémanipulateurs ou téléopérateurs ont ainsi été créés durant la Seconde Guerre mondiale, par l'industrie nucléaire. Ils avaient pour tâche de manipuler des matières hautement radioactives. Les bras traversaient le mur faisant la jonction entre les substances dangereuses et le personnel humain aux manettes, qui était situé dans une pièce voisine. Auparavant, les manœuvres s'effectuaient au dessus et non à côté de la pièce, ce qui était moins pratique pour les chercheurs.

Le plus connu de ces engins est le manipulateur dit de type maître-esclave, qui reprend le même principe de subordination que les waldos du récit de Heinlein.

Bras manipulateurs, site d'essais nucléaires du Nevada.

Inventeur officiel, pourrait presque-t-on dire, des télémanipulateurs, Robert Heinlein a également anticipé, avec ses waldos, le principe général de l'exosquelette. En effet, même si dans le roman la manipulation s'effectue à distance, c'est en revêtant les gants que le personnage va pouvoir diriger les bras de l'appareil électrique et s'en trouver augmenté.

Nous rencontrons ainsi dans le livre une des premières descriptions littéraires, et même description tout court puisque la fiction a devancé la réalité, d'une forme d'exosquelette motorisé. Avant Waldo, ce serait chez l'écrivain américain Edward E. Smith, dans le roman Patrouille Galactique, un mémorable space opera paru en 1937, que l'on trouverait la première idée d'un exosquelette.

Exosquelette​​​, nom masculin :
TECHNIQUE. Appareil motorisé fixé sur un ou plusieurs membres du corps humain pour lui redonner sa mobilité ou en augmenter les capacités.

Le Robert, « Dico en ligne ».

Plus développés dans le virtuel que leurs homonymes réels, les waldos ont également ouvert la voie aux tout premiers robots industriels, qui ne sont finalement que des bras manipulateurs eux aussi. Grâce à un dispositif mécatronique, c'est-à-dire alliant simultanément la mécanique, l'électronique et l'informatique, et à leurs différents axes, ces bras plus évolués que leurs aînés peuvent reproduire des mouvements de translation et de rotation.

Le premier-né de cette catégorie est l'Unimate, une invention de l'Américain George Devol associé à un certain Joseph Engelberger, physicien et homme d'affaires. Le robot fut breveté 12 ans après l'apparition des waldos dans la fiction et fut installé pour la première fois dans une usine en 1961, sur une ligne d'assemblage de General Motors.

Robots articulés

Les bras manipulateurs, et notamment les robots articulés, se sont désormais largement imposés dans l'univers industriel, et ce, dans de multiples secteurs, venant par exemple porter des charges lourdes dans les usines et remplacer les ouvriers sur des taches contraignantes. Depuis quelques années, une nouvelle génération de robots dits collaboratifs, est installée dans les usines. Ces machines très sophistiquées s'intègrent dans une nouvelle vision du travail industriel, une industrie 4.0 qui vise à tirer profit des nouvelles technologies afin de repenser les modes de fonctionnement et de booster la compétitivité.

Les robots collaboratifs permettent à l'humain de travailler avec la machine, d'augmenter la performance et d'éliminer les risques physiques pour les techniciens. Ainsi :

Beaucoup y voient le moyen de combiner le savoir-faire et le pouvoir décisionnel de l’être humain avec la force, l’endurance et la précision du robot. Si le déploiement de ces technologies reste encore limité, leur essor semble inéluctable. 

Site de l'INRS, « Robots collaboratifs, ce qu'il faut retenir »

Robots collaboratifs Sawyer et Baxter de Rethink Robotics

La robotique au service de la chirurgie

Waldo commence et se termine par un récit dans lequel le personnage sort de scène dans un état euphorique. Il n'a que peu de temps à accorder aux journalistes, ébahis par sa performance artistique, car il doit se rendre à l'hôpital pour honorer son travail de neurochirurgien : une hémisphérectomie l'y attend. Aucun bras mécanique n'est alors prévu pour l'opération, Waldo semble décidemment devenu un maître d'habileté.

Dans la réalité cependant, le futur des mains magiques se conjugue bel et bien avec la chirurgie : quelques cinquante ans après la parution du roman, les contours de cette technologie impressionnante commençaient à se dessiner. En effet, dès le début des années 1990, des solutions robotiques sont mises en application ; elles sont aujourd'hui réellement efficaces et toujours plus prometteuses.

Les robots chirurgicaux ont d'ores et déjà fait leurs preuves dans les domaines de l'orthopédie, de la chirurgie mini-invasive mais aussi… de la neurochirurgie ! Selon le domaine et l'acte, les robots peuvent venir assister le chirurgien ou même effectuer les gestes chirurgicaux lors d'une opération.

La vidéochirurgie est également une spécialité utilisée qui a montré des résultats concrets, les bras manipulables à distance permettent d'accroître la dextérité du praticien, la main humaine ayant, comme chacun sait, des capacités de mouvement limitées.

Les waldos et toutes les inventions qui ont ensuite pu être influencées par ces gants hors du commun, dans des domaines divers, n'ont de cesse de nous épater.

D'autres secteurs comme la chirurgie cardiaque mais aussi la radiologie interventionnelle s'appuient à leur tour sur des outils robotiques pour venir améliorer les gestes chirurgicaux. La robotique vient ainsi apporter une solution supplémentaire pour assurer de meilleurs résultats médicaux. Elle a durablement pris sa place aux côtés de la réalité augmentée et de la planification préopératoire, deux technologies qu'elle complète d'une main de maître.

Les waldos et toutes les inventions qui ont ensuite pu être influencées par ces gants hors du commun, dans des domaines divers, n'ont de cesse de nous épater. La dernière innovation en date est ERA, le bras télémanipulateur européen. Ce membre robotique a été expédié cet été, le 21 juillet, en direction de l'ISS, la station spatiale internationale, et sera opérationnel d'ici quelques mois.

D'une longueur de 11 mètres et d'une belle robustesse, il pourra ensuite déplacer jusqu'à huit tonnes en une seule fois, permettant dans un premier temps de créer un nouveau point d'ancrage pour la partie russe qui n'est guère accessible pour les bras installés jusque là.

Image éditée par un artiste à partir du modèle 3D de la NASA, l'ISS avec, en orange, le bras télémanipulateur et son articulation de rechange

En un seul et court roman, Robert Heinlein aura ainsi imaginé une technologie révolutionnaire développée dans de nombreux domaines et qui aura permis de faire progresser maintes recherches et techniques… On peut le dire, de façon tout à fait euphémique, Waldo est une œuvre formidablement féconde.