Ils ne jouent pas, ne chantent pas, n’existent même pas dans la vie réelle, mais cartonnent déjà sur Spotify. The Velvet Sundown n’est qu'une création musicale entièrement composé par l'IA, mais elle a pourtant déjà été propulsée au rang d’artiste à succès. Jusqu’où tolérerons-nous l’illusion ?

 Pas un seul humain qui joue d'un instrument dans ce projet : est-ce vraiment de la musique ? © Body Stock / Shutterstock
Pas un seul humain qui joue d'un instrument dans ce projet : est-ce vraiment de la musique ? © Body Stock / Shutterstock

Est-il correct de parler encore de « musique » lorsqu’un algorithme enchaîne accords, voix synthétiques et paroles générées, le tout sans jamais trembler devant un micro ? Nous pouvons clairement nous poser cette question, puisque depuis quelques semaines, The Velvet Sundown, un « groupe » dont personne n’a jamais vu la moindre prestation live, vient de franchir la barre des 550 000 auditeurs mensuels sur Spotify.

Rien d'illégal, comme ce fut le cas pour l'escroc en règle du nom de Michael Smith, mais avouons tout de même que c'est surprenant, vu que ce groupe n'existe pas. The Velvet Sundown est, selon toute vraisemblance, une création intégralement générée par IA. Si la nouvelle peut prêter sourire, nous pouvons nous interroger à cet égard sur la notion de création musicale. Par ailleurs, nous avons toute la légitimité de nous demander si nos plateformes de streaming pourraient, sans le dire, inonder nos playlists de morceaux entièrement artificiels.

Le quatuor imaginaire

De puissants modèles d'IA accessibles à n'importe qui permettent désormais de « composer » des morceaux parfaitement dans les codes des tendances actuelles. Le tout sans avoir la moindre éducation musicale. FuzzAI, SunoAI, Boomy, ces générateurs de musique par IA font le job plus ou moins efficacement, parfois au détriment de la loi.

The Velvet Sundown est l’illustration parfaite de la prolifération de ce genre d'outils. Avec deux albums déjà sortis sur Spotify et un troisième en préparation, ce projet totalement virtuel a réussi à se hisser à plus de 500 000 auditeurs en quelques semaines.

Pas parce qu’un public de fans s’est jeté dessus en connaissance de cause, mais tout simplement car l’algorithme de Spotify a mis ces morceaux en avant, les traitant comme n'importe quelle autre production humaine. Des milliers d’auditeurs qui, souvent, n’ont même pas remarqué qu’ils écoutaient des voix synthétiques et des guitares générées par une IA.

Si vous écoutez le titre ci-dessous, il porte en lui toute la froideur de ce genre de morceau, que l'on pourrait presque appeler « l'uncanny valley musicale ». Sans compter le fait qu'il porte un nom un brin trop proche d'un des meilleurs morceaux rock de Kansas de la fin des années 1970 : Dust in the Wind.

The Velvet Sundown se paye même le luxe d'avoir une biographie sur Spotify, une soupe publicitaire probablement générée par IA également : « The Velvet Sundown ne joue pas seulement de la musique, il conjure des mondes. Entre l'esprit de Laurel Canyon et l'écho d'un entrepôt berlinois, ce quatuor défie les époques, fusionnant le psychédélisme des années 70 avec l'alt-pop cinématographique et une soul analogique pleine de rêverie. Leur son : une réverbération soyeuse, des orgues envoutants, des guitares gorgées de trémolo et des voix qui semblent resurgir de vieux enregistrements ».

Une esthétique un peu vintage, un soupçon de psychédélisme à la sauce hippie et le tour est joué ! La page du groupe sur Spotify porte fièrement son badge d'artiste vérifié, comme si tout était normal.

Le "groupe" réuni autour d'une tablée fêtant la sortie de leur second album ; évidemment c'est une photo entièrement générée par IA. © Capture d'écran / Instagram
Le "groupe" réuni autour d'une tablée fêtant la sortie de leur second album ; évidemment c'est une photo entièrement générée par IA. © Capture d'écran / Instagram

À qui profite l’imposture ?

Peut-on tolérer que des millions d’auditeurs soient exposés à de la bouillie musicale 100 % synthétique, estampillée « artiste », sans aucune mention claire ? C’est tout l’enjeu de cette mascarade. CarThe Velvet Sundown n’est pas un cas isolé : ces derniers mois, plusieurs groupes du même genre ont émergé, surfant sur l’absence de règles strictes.

La plateforme Deezer, par exemple, a choisi d’apposer une mention sur certains morceaux, reconnaissant que « des pistes de cet album ont pu être générées par intelligence artificielle ». Spotify, de son côté, laisse The Velvet Sundown bénéficier de son badge « artiste vérifié » sans la moindre réserve.

Certes, on pourra dégainer l'argument fatigué que la musique a toujours évolué avec la technologie. On sample depuis les années 80, on auto-tune à foison depuis les années 2000, et même les Beatles ont vu ressuscité un de leurs morceaux grace à l’IA. Mais ici, on parle d’une création intégrale : pas d’humain pour la moindre ligne de basse, aucun interprète réel derrière la mélodie. Juste un modèle génératif nourri par des bases de données monumentales, qui recrache des morceaux « Spotify-friendly » en masse.

Une industrialisation qui pose deux problèmes. D'abord, elle évince potentiellement des artistes humains qui peinent à vivre de leur art dans des playlists saturées. Ensuite, elle piétine notre consentement d’auditeur : nous n’avons même plus la liberté de savoir si la voix que l'on entend vient d’un être humain ou d’un amas de lignes de code.

Beaucoup de mélomanes accepteraient peut-être d’écouter un morceau d’IA… à condition d’en être informés. En l’état, impossible de savoir : ces titres apparaissent au beau milieu de la manne du streaming musical comme s’ils provenaient d’un vrai groupe indépendant.

À terme, c’est toute la logique du streaming qui pourrait être détournée : si un « producteur IA » peut générer des centaines d’albums à coût nul, sans droits à reverser, la tentation sera grande d’inonder les plateformes, et donc nos oreilles d’un flot de contenus sans âme, mais optimisés pour séduire les algorithmes.

Cette affaire devrait forcer Spotify et les autres géants du streaming à sortir de leurs trous respectifs. Faut-il, oui ou non, signaler explicitement qu’un morceau est généré par IA ? Peut-on accepter de faire cohabiter sur un pied d’égalité des artistes en chair et en os, et des modèles génératifs ? Pour l’instant, la réponse est plus que floue, et c’est ce flou là qui est particulièrement irritant.

Spotify et ses homologues n’ont jamais été très prompts à la transparence, surtout quand cela pourrait affecter leurs sacro-saints algorithmes de recommandation. Mettre la moindre étiquette « généré par IA » risquerait d’effrayer l’auditeur ou, pire encore, de dérégler la grande machine à recommandations : le blasphème absolu, dans leur monde.

Pourtant, la question mérite d’être posée sans trembler : dans dix ans, combien de « groupes » adulés par des millions d’auditeurs existeront vraiment ? Combien seront en réalité de simples avatars marketés, façonnés pour flatter nos goûts comme on gave des oies ? Sans la moindre étincelle humaine, sans le moindre vécu, juste des coquilles vides bardées de data. Si la musique se transforme en simple paramètre destiné à nourrir des algorithmes affamés, ce ne sont pas seulement quelques accords qu’on sacrifiera, mais l’âme entière de cet art, réduite à un bourdonnement fade, sans émotion.

Source : BGR