Live Japon : la malédiction du pionnier

28 décembre 2008 à 12h25
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Vous êtes sans doute nombreux à avoir reçu ou utilisé pour Noël un appareil photo numérique. Mais au fait, savez-vous qui a le premier développé et mis en vente ce type de produit à destination du grand public ? En quelle année ?

Réponse : le japonais Casio en 1995. Casio, à l'époque, n'avait aucune expérience probante dans le domaine des techniques de prise de vue. Ses secteurs de prédilection restaient encore les calculatrices, les systèmes de calcul industriels, les petits écrans à cristaux liquides nus, les instruments de musique électroniques ou encore les montres. De plus, le contexte au Japon n'était guère favorable à l'innovation. Nous étions alors en pleine crise post-bulle financière et immobilière endogène. Les entreprises licenciaient, faisaient la chasse aux gaspillages et les consommateurs la moue, comme aujourd'hui, guettant la une des journaux où ne s'affichaient que des mauvaises nouvelles économiques.

C'était le milieu de la surnommée "décennie perdue", celle des années 1990. Mais un beau jour de 1995, Casio surprit le monde entier en commercialisant le QV-10, premier appareil photo numérique à mémoire, doté d'un écran LCD en guise de viseur. Des Américains s'extasièrent devant le produit quelques mois auparavant lorsqu'il leur fut vaguement montré à Las Vegas par un visiteur japonais (ingénieur chez Casio), en marge d'un salon d'informatique qui se tenait sur place.

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Ledit QV-10 fut développé en cachette par des techniciens de Casio "placardisés". Ils avaient en effet eu le malheur d'avoir conçu quelque temps auparavant un premier modèle d'appareil sans pellicule (analogique, à disquette), le VS-101, qu'ils jugeaient révolutionnaire mais qui fit un retentissant flop commercial, en 1987, au moment de la folie boursière où les Nippons se ruaient pourtant, les poches pleines de fric, sur tout et n'importe quoi. Il fallait alors vraiment en vouloir pour se planter. Mais Casio n'avait pas eu de bol à l'époque. Lorsqu'il sortit son premier boîtier à disquette, doté d'une prise pour regarder les photos sur une télévision, son compatriote Sony dégaina son premier camescope vidéo 8 millimètres, Handycam, à peine plus gros.

"Tant qu'à regarder des images sur un écran, autant qu'elles soient animées", se dit alors le consommateur pas si bête et influencé par des publicités bien argumentées. Casio, qui avait fabriqué des milliers de boîtiers en espérant les vendre comme des petits pains, se retrouva avec un stock monstrueux sur les bras, contraint de les brader à 30% du prix initial dans les boutiques du quartier des technophiles de Tokyo, Akihabara. Les ingénieurs qui avaient imaginé ce premier engin furent donc condamnés à végéter dans un cagibi, "madogiwa", officiellement payés à ne rien faire, raillés par leurs collègues, humiliés. Du moins, c'est ce que croyaient leurs patrons. Car en réalité, encouragés par des amis, ingénieurs d'autres groupes d'électronique japonais qui trouvaient judicieuse leur idée initiale d'appareil photo sans pellicule, ils poursuivirent des recherches en catimini, avec la complicité d'une jeune demoiselle de l'intendance qui traficotait les intitulés des documents comptables pour leur procurer les composants dont ils avaient besoin, à l'insu de la direction.

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Cette équipe clandestine parvint ainsi à mettre au point deux prototypes d'appareil photo, numérique cette fois, à mémoire et écran à cristaux liquides (LCD). Mais qu'en faire? Le proposer ainsi à la direction, au risque de se faire vigoureusement remonter les bretelles et virer sur-le-champ pour récidive? Laisser l'affaire en plan? Ou bien trouver une astuce pour vanter l'objet sous un jour nouveau au patron? C'est cette troisième solution qui fut adoptée : à l'époque l'un des produits-vedettes de Casio n'était autre que les TV analogiques de poche. Les ingénieurs présentèrent donc à la direction leur nouvel appareil photo comme une TV avec une fonction prise de vue. Ils eurent surtout l'excellente idée d'y loger un connecteur pour le transfert des données vers un ordinateur, justement au moment où les PC allaient commencer de se démocratiser dans les foyers avec le lancement en 1995 du système d'exploitation Windows 95 de Microsoft. Ravalant leur rancune, les patrons de Casio furent conquis par le produit, tant et si bien qu'ils jugèrent que la fonction TV n'était même plus nécessaire pour le rendre attractif.

Le QV-10 fit un carton et ouvrit la voie à un marché énorme de dizaines de millions d'appareils photos numériques vendus chaque année dans le monde, un secteur toujours dominé depuis par les Japonais. Aujourd'hui, les techniciens et autres salariés de Casio racontent cette histoire, un tantinet romancée, en souriant. Pour autant, et bien que la gamme d'appareils Exilim de Casio qui suivit soit mondialement un succès, il leur faut sans cesse se décarcasser pour entretenir le filon et rester dans la course. Car les as de la photo nippons que sont Canon et Nikon, entre autres concurrents, ne s'effacent pas devant le précurseur. Casio, qui ne possède pas en propre de technologies optiques, n'est par exemple pas présent sur le marché des modèles à visée Reflex et objectif interchangeable, celui qui prend le relais des compacts. Pour lutter, il lui faut donc se différencier d'une autre façon. "Nous n'avons pour l'heure pas de projet de fabriquer des Reflex, donc nous devons imaginer d'autres fonctionnalités", explique un ingénieur de Casio, Takashi Onoda. "Nous avons par exemple conçu le modèle EX-F1 dans le but d'élargir encore le marché en prouvant qu'il est possible de faire des images étonnantes même sans acquérir un Reflex", précise-t-il. Et le même de citer en exemple la fonction "kosoku rensha" (clichés en rafale à raison de 60 ou 40 photos par seconde), dont sont dotés ledit EX-F1 et son successeur EX-FH20, moins encombrant.

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S'y ajoutent diverses autres possibilités, comme l'enregistrement quelques secondes avant qu'on ait déclenché, ce qui permet de saisir le début d'une action rapide même si on a réagi avec un léger retard, ou bien encore la création de mini-séquences au ralenti, pour immortaliser des performances sportives ou des phénomènes naturels, ou encore la superposition sur une seule photo de l'évolution des positions de sujets mouvants sur un fond fixe. "Notre volonté est de mettre à la disposition du grand public des fonctions qui n'étaient présentes jusqu'à présent que sur des modèles pour professionnels", résume un autre ingénieur de Casio, Kazuaki Hagiwara. "Nous avons encore plein d'idées, en exploitant davantage le potentiel qu'offre la fonction de prises de vue en rafale. Leur leitmotiv? "Réaliser des photos qu'il est jusqu'à présent totalement impossible de faire". A suivre.

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La force de cette firme, fondée en 1946 par les quatre frères Kashio, tient dans les logiciels qui gèrent les composants mécaniques, dans les circuits intégrés à grande échelle (LSI) et dans l'intégration de l'ensemble. "C'est que la spécialité initiale de Casio n'est autre que le calcul rapide", rappelle opportunément un porte-parole, Nobutaka Ishii. Le modèle EX-F1 s'adressait plus à des amateurs avertis, le suivant, EX-FH20, à M. et Mme Tout-le-Monde, parents désirant rapidement faire des photos des exploits de leurs chérubins. Ces appareils sont paraît-il achetés non pas "à la place d'un Reflex" mais "en plus d'un Reflex". Reste qu'ils sont presque aussi encombrants, d'autant que Canon et Nikon ne cessent de réduire la taille de leurs produits. Alors à quand une version vraiment mini? "Il y a divers problèmes techniques qui se posent pour intégrer ces technologies dans des modèles de la taille d'une carte de crédit, mais nous pensons que nous y arriverons. Il nous faut par exemple régler le souci de chaleur que génère la prise de vues en rafale et miniaturiser des composants", explique M. Onoda.

"Nous sommes actuellement en train d'y travailler, mais ne savons pas quand nous serons en mesure de commercialiser un tel modèle. Ultérieurement ces fonctions pourraient aussi trouver place dans les téléphones portables", ajoute-t-il. Autre difficulté, l'intérêt de toutes les fonctions des appareils de Casio présentées ci-dessus ne saute pas aux yeux tant qu'on n'a pas soi-même testé. "Il nous est difficile d'envoyer des techniciens dans les boutiques pour expliquer aux clients, sans compter que l'environnement n'y est pas idéal pour mettre en avant certaines fonctions (prise de vue sportive par exemple)", déplore M. Onoda. Casio se contente donc de sessions de formation des vendeurs ou de publicités sous forme de vidéo de démonstration sur le lieu de vente, au risque que le client doute de ses propres capacités à faire d'aussi beaux clichés que ceux que vantent les promotions et marchands.

"Notre point faible, aux yeux des acheteurs, tiendrait au fait que nous ne fabriquons pas nous-mêmes ce qui est considéré comme le coeur de l'appareil, les optiques et le capteur", confie M. Hagiwara. Ces composants cruciaux qui équipent les appareils Casio ne sont pas pour autant de mauvaise facture puisqu'ils sont issus des ateliers des plus grands (Canon, Nikon, Sony), même si les noms de ces derniers ne sont le plus souvent pas mentionnés. "Nous ne pouvons pas nous lancer dans la production d'optiques et de capteurs si ces activités ne sont pas rentables en elles-mêmes, or cela est très compliqué", précise M. Ishii. "Plus encore, bien qu'étant pionniers de la photo numérique, nous souffrons d'un déficit d'image de marque. Du coup, Canon ou Nikon, grâce à leur grande réputation forgée de longue date dans le secteur de la photo, sont aujourd'hui les premiers également dans l'univers numérique", concède-t-il. Outre ces grands noms, qui, contrairement à leurs compatriotes Konica ou Minolta, ont parfaitement réussi la transition du mode argentique vers le numérique, Casio doit aussi affronter les mastodontes de l'électronique comme Sony (gammes Cybershot et Alpha) et Panasonic (gamme Lumix), lesquels se sont emparés d'une significative part de marché en s'associant à des marques connues des photographes ou en empruntant des technologies réputées (lentilles Carl Zeiss et techniques Reflex "Alpha" de Konica-Minolta pour Sony, optiques Leica pour Panasonic).

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Ce n'est pas tout, des bonnes idées, d'autres acteurs issus d'univers inattendus n'en manquent pas non plus. Récemment, le fabricant de jouets nippon Takara-Tomy connaît par exemple un joli petit succès au Japon avec un appareil photo numérique qui n'est certes pas une bête de course mais qui exploite la trouvaille qui fit le bonheur de Polaroïd au temps de la pellicule, à savoir, l'impression instantanée. Son boîtier magique s'appelle Xiao. Cet appareil compact (15 x 7,5 x 2,5 cm), au design soigné et équipé d'un capteur à 5 millions de pixels, enferme une imprimante thermique en couleurs. Il peut accueillir 20 feuilles de papier spécial pour tirer sur-le-champ des images brutes ou légèrement retouchées. Cette fonction est très prisée des Japonaises qui adorent distribuer des images à leurs copines. Cela rappelle la folie des "puricura" (mini-photos prises et imprimées immédiatement dans des cabines spéciales sur des fonds rigolos), un divertissement qui a connu son heure de gloire au milieu de la décennie 1990, avant que les échanges de photos numériques via les réseaux cellulaires et internet lui volent une partie de son intérêt.
A l'année prochaine.

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