Les trentenaires et quadras français passent des heures chaque jour sur Instagram, TikTok ou Facebook. Beaucoup reconnaissent scroller de façon compulsive, mais la frontière entre simple accoutumance et véritable addiction reste difficile à tracer. Nos confrères du Parisien ont analysé le phénomène dans un dossier fleuve.

On vous le disait déjà plus tôt cette année, d'après une étude de l'Arcep, les Français passent 4 heures par jour sur leurs écrans. Désormais, trois quarts d'entre eux consultent quotidiennement les réseaux sociaux selon le Baromètre annuel du numérique du Crédoc. Près de la moitié se connectent plusieurs fois par jour. Cette génération, celle des trentenaires et quadras, a grandi avec le web et adopté massivement ces plateformes. Pourtant, beaucoup avouent perdre le contrôle. Deux personnes sur trois qui utilisent plusieurs fois par jour les réseaux jugent leur temps d'écran excessif. Brice, 36 ans, responsable commercial, passe plusieurs heures quotidiennes sur Instagram, TikTok, Snapchat et LinkedIn. « C'est un vrai rituel quand j'arrive à la maison le soir », confie-t-il. Lucie, infirmière quadragénaire, scrolle au moins une heure et demie chaque soir dans son lit. « J'ai besoin d'y aller tous les jours pour voir les stories de mes amies ou des recettes, mais aussi des vidéos marrantes d'animaux », explique-t-elle. Sont-ils accros ou véritablement addicts ?
Plus de la moitié des adultes sont accros, mais peu basculent dans l'addiction
Le professeur Amine Benyamina, psychiatre addictologue à l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif et coprésident de la commission écrans qui a rendu son rapport à Emmanuel Macron en avril 2024, apporte une distinction importante. « Plus de la moitié, d'après plusieurs enquêtes », sont accros aux réseaux sociaux. Mais il faut bien séparer deux profils. Les accros en ont conscience et peuvent faire un effort pour lâcher leur téléphone. Ils ont parfois peur de le perdre, certes, mais gardent un certain contrôle.
Les véritables addicts, eux, restent minoritaires. « Quand on devient dépendant, on peut passer ses nuits devant l'écran, se couper de ses proches, avec des impacts sur la qualité du sommeil, la vie sociale, la gestion de ses finances », détaille le psychiatre. Ces personnes ressentent un syndrome de manque et organisent leur vie entière autour de leur mobile. « Les personnes accros ne m'inquiètent pas outre mesure car elles sont encore conscientes, ce qui n'est pas toujours le cas de celles dépendantes », précise Amine Benyamina.
En consultation, les adultes qui arrivent pour une addiction au numérique souffrent surtout de dépendance aux jeux de hasard et d'argent ou aux sites pornographiques. Les réseaux sociaux en tant que tels concernent davantage les jeunes. Cette génération de trentenaires et quadras se trouve donc dans une zone grise, entre habitude compulsive et pathologie avérée.
Magali (le prénom a été changé), jeune mère de famille et conseillère principale d'éducation en Île-de-France, reconnaît avoir franchi la ligne. Dès le réveil, elle lançait frénétiquement plusieurs applications. « Je n'avais aucune volonté d'arrêter, j'ouvrais Instagram le matin ou lors d'une pause de cinq minutes que je m'accordais, mais qui ne se finissait jamais », raconte-t-elle. Son cerveau s'endormait dès le petit-déjeuner. Elle a tout essayé dans les limitations du smartphone ou des plateformes, sans succès.

Une conscience aiguë du problème, mais une impuissance face aux algorithmes
Les trentenaires et quadras savent pertinemment qu'ils passent trop de temps sur ces applications. Deux personnes sur trois le reconnaissent ouvertement. Cette lucidité ne suffit pourtant pas à changer les comportements. « On peut imaginer que les réseaux sociaux appuient à un endroit bien spécifique de notre circuit cérébral de la récompense, avec les likes, les notifications, etc., qui vont nous pousser à continuer », explique Christophe Rodo, neuroscientifique vulgarisateur avec le podcast « La Tête dans le cerveau ». Michaël Stora, psychologue et président de l'Observatoire français des mondes numériques, va plus loin. « C'est un distracteur pour échapper au quotidien mais cela trahit aussi un mal-être. La puissance des algorithmes les happe, avec une petite décharge de dopamine et de plaisir », analyse-t-il.
Cette génération se trouve dans une situation paradoxale. Elle doit réguler l'usage des enfants tout en peinant à maîtriser sa propre consommation. Amine Benyamina y voit un vrai problème d'exemplarité parentale. « On s'est rendu compte qu'il y avait un problème d'exemplarité de la part des parents et une contradiction entre les conseils qu'ils prodiguaient et leurs comportements personnels. Or, en termes de pédagogie, le plus important, c'est l'exemplarité ! ».
Certains relativisent malgré tout leur usage. « Ce n'est pas vraiment compulsif, c'est juste régulier », affirme Brice. Lucie compare son temps d'écran à un somnifère. « Cela ne m'empêche pas de dormir, c'est plutôt un somnifère. Si j'étais vraiment une addict, j'y passerais mes journées », estime-t-elle. Cette capacité à se justifier et à minimiser l'usage révèle peut-être justement qu'ils restent du côté des accros, pas des addicts.
Selon Le Parisien, Magali a fini par trouver une solution radicale. Elle a déboursé 45 euros pour un abonnement annuel à l'application Freedom. De 21h30 à 9 heures du matin, le logiciel bloque l'accès à Instagram ou au Bon Coin. « C'est fait pour des gens qui ont besoin de plus qu'un rappel, mais d'un vrai blocage technique », juge-t-elle. Depuis, elle se sent mieux et commence la journée avec plus d'énergie. Elle a gagné du temps pour lire des magazines ou des livres qu'elle voulait dévorer depuis longtemps.
Source : Le Parisien (témoignages), Le Parisien (Interview du Pr. Amine Benyamina). Articles payants