Live Japon : une ministre en quête de recettes

01 mars 2009 à 18h35
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Il semblerait, chers compatriotes fidèles à votre nation (pas comme l'auteur, exilée), que vous ne soyez pas à la veille de regarder la télévision sur votre téléphone portable, sans passer par le réseau cellulaire. 2008, c'est foutu. 2009, mal parti. 2010, il y a des chances, mais rien n'est garanti. Qui vivra verra. Apparemment, le processus est en panne, pour des questions financières. Personne ne veut payer et tout le monde veut gagner un maximum de blé dans l'affaire. Forcément, ça ne peut pas marcher. Ne comptez pas en outre sur la secrétaire d'Etat à l'Economie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet, pour vous sortir illico du chapeau une solution importée prête à l'emploi apte à faire décoller ce mode de diffusion des signaux TV à destination de terminaux nomades. La surnommée NKM est en effet rentrée bredouille de son récent court séjour en Corée du Sud et au Japon, pays précurseurs dans le développement de la télévision numérique mobile personnelle (TMP). Elle a jugé, rapidement peut-être, que le modèle économique choisi ici et là n'est pas encore satisfaisant. Citons: "vue de France, la télévision mobile personnelle est un formidable succès au Japon comme en Corée du Sud, puisqu'elle y est déployée massivement, mais sur le terrain, c'est moins évident car on ne peut pas parler de réussite industrielle", nous a-t-elle déclaré à Tokyo.

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Voyons. Au Japon, la télévision numérique hertzienne est diffusée dans une norme locale, l'ISDB-T, à destination des téléphones portables et autres terminaux de poche (baladeurs, mini-TV, encyclopédies électroniques, etc.) depuis le 1er avril 2006. La plupart des téléphones portables lancés depuis la fin de cette même année intègrent cette fonctionnalité. Selon une enquête réalisée au dernier trimestre 2008, près d'un tiers des Japonais étaient ainsi équipés d'un téléphone portable muni d'une puce de réception de la TV numérique hertzienne et presque tous avouaient la regarder occasionnellement ou souvent malgré l'étroitesse de l'écran. Ils sont encore plus nombreux à présent. Dans ce rapport, réalisé par l'institut spécialisé nippon Seed Planning, 82% des 38 millions de Japonais possédant alors un téléphone intégrant un récepteur de TV numérique terrestre (TNT) indiquent qu'ils visionnent ainsi les chaînes.

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Environ 20% des téléspectateurs mobiles prétendent qu'ils regardent la TV sur leur téléphone "tous les jours ou trois ou quatre fois par semaine", 20% "une ou deux fois par semaine" et 46% "quand ils y pensent" sans donner de fréquence précise. Interrogés sur les lieux où ils s'adonnent à cette nouvelle pratique en vogue, les "télémobilautes" répondent le plus souvent (40%) "dans les pièces de la maison où il n'y a pas de télé" dont la salle de bain et les toilettes, dans l'entreprise (25%), en attendant le train, le bus ou le métro, lors des trajets ou bien encore dans un café. "L'utilisation de cette fonction TV sur mobile à la maison, en semaine ou le week-end, a augmenté par rapport aux précédentes études", souligne Seed Planning. D'après le sondage cité, la TV apparaît comme une des fonctions les plus appréciées par ceux qui possèdent un téléphone compatible, juste devant le téléchargement de musiques (78%), la consultation de sites internet pour mobiles (65%), les jeux (47%), la contribution à des blogs ou réseaux communautaires (47%) ou la fonction portefeuille/tickets à puce sans contact (18,5%). Quelque 109 millions de souscripteurs à un service de télécommunications mobiles sont recensés au Japon pour une population d'environ 127 millions de personnes.

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Malgré ces chiffres plutôt encourageants, qui permettent aux chaînes de récupérer une part d'audience qui n'existait plus (puisque les personnes à l'extérieur de chez elles ou dans une pièce dépourvue de téléviseur ont désormais la possibilité de regarder des programmes qu'ils auraient raté autrement), les acteurs ne sont "pas satisfaits", assure Mme Kosciusko-Morizet. "A ce stade, la TMP est une particularité des Japonais et sud-Coréens, mais je trouve que le modèle économique se cherche", précise-t-elle. "Je ne reviendrai donc pas en France avec une solution clef en mains". C'est dit, CQFD.

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Pourquoi analyse-t-elle les choses ainsi? Réponse, pour Mme Kosciusko-Morizet se pose la question de la pertinence des contenus actuels. "Si c'est pour diffuser la même chose que sur la télévision fixe, y a-t-il vraiment un intérêt, sinon quoi d'autre et comment on le finance, car créer des contenus spécifiques pour la TV mobile coûte cher". Et la même d'ajouter: "Coréens, Japonais et Français, nous partageons un problème qui est celui de la multiplication des canaux de diffusion (TV, PC, téléphones portables, etc.), sans qu'on multiplie les contenus". La secrétaire d'Etat pense que les créateurs en sont de facto réduits à faire des paris, à tâtonner, faute de connaître a priori les attentes des utilisateurs. Sauf que lorsque l'on interroge les télémobilautes nippons, ils disent tout le contraire des supputations un brin hâtives de la ministre. Ce qu'ils veulent? Pouvoir regarder leurs "dorama" (séries), débats, programmes de variétés et JT favoris où qu'ils soient, au moment de leur diffusion. Ni plus, ni moins.

Par contre, elle n'a pas tort lorsqu'elle indique qu'il faut "un modèle économique viable pour être en mesure de produire des contenus", quel que soit les terminaux de réception. Elle juge cette question d'autant plus cruciale qu'elle parcourt selon elle tout le spectre des services numériques. Mme Kosciusko-Morizet croit donc nécessaire de s'interroger de façon internationale sur ces questions des canaux et contenus face à la profusion des premiers et la limitation des seconds. L'idée n'est pas idiote en soi, mais il est illusoire d'espérer trouver un consensus mondial sur un modèle économique, car ce dernier ne peut être universel. Sa pertinence dépend en effet grandement de la mentalité des acteurs en présence. Le cas des services sur mobile "i-mode" (terme que NKM dit ne pas connaître), lancé par le premier opérateur de télécommunications cellulaires japonais, NTT Docomo, en 1999 au Japon, le prouve à outrance. Ce modèle payant, où il est nécessaire de souscrire un abonnement mensuel pour une grande partie de chacun des sites proposés, marche du feu de dieu au Japon depuis 10 ans, mais fait un flop, total ou presque, ailleurs.

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Pourquoi? Eh bien parce que dans le premier cas, japonais, les clients acceptent de payer pour un service qui leur est EFFECTIVEMENT rendu. Ils ont confiance, parce qu'ils ont la bonne expérience d'en avoir eu pour leur argent. Cela lève les réticences a priori. En France, où le client, échaudé il est vrai par des promesses non tenues, demande de plus en plus des offres "moins chères que gratuites" (on exagère à peine), et les fournisseurs, comme les opérateurs, réclament tous 100% des recettes. Intenable, impossible. Sans payeur ni partage des revenus, aucun modèle économique n'est viable.

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A ce propos, une enquête très intéressante a été récemment conduite au Japon auprès de 1500 personnes de 16 à 49 ans, au sujet de la fréquentation des sites "i-mode" porteurs de divers types d'informations (météo, actualité générale, sports, culture, sorties, voyages, etc.). D'où il ressort que, dans tous les cas, les personnes qui, dans les trois mois précédant l'enquête, ont fréquenté les sites mobiles payants de ces différentes catégories sont en gros trois fois plus nombreuses que celles qui leur ont préféré les offres gratuites. De même, les quotidiens d'information gratuits ne se sont pas développés au Japon. Les magazines offerts sont quant à eux davantage des catalogues de bons plans et produits du commerce que des sources d'information. La raison? Les Nippons préfèrent débourser quelques centaines de yens (quelques euros) chaque mois pour bénéficier d'informations vérifiées, bien présentées, hiérarchisées, actualisées, émanant de fournisseurs (journaux, magazines, etc.) réputés, dont le nom est un gage de confiance, plutôt que d'obtenir sans bourse délier des données "en vrac", "en veux-tu, en voilà à foison", proposées par des firmes charlatanesques, ou perçues comme telles parce qu'inconnues au bataillon.

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Sans généraliser cette conclusion, on peut tout de même dire que l'attachement des Japonais aux marques connues, qui privilégient la fiabilité et servent réellement ce qu'elles vantent, évite de sombrer dans le piège de la gratuité généralisée, laquelle ne peut de toute façon exister. Le gratuit, d'une manière ou d'une autre, se paye: en données et contenus personnels exploités à profusion, par exemple, pour harponner des tiers-payeurs, annonceurs entre autres (voir polémique Facebook). Une autre preuve que les Japonais sont davantage prêts à payer: le piratage des contenus est nettement moins problématique au Japon qui ne l'est en France. "Je ne m'explique pas pourquoi", commentait NKM. Eh bien pour deux raisons au moins, madame la ministre: celle que nous venons de donner d'une part, et d'autre part parce que d'une manière générale, et bien qu'il y ait des exceptions, les fraudeurs Japonais sont en proportion moins nombreux que leurs homologues français.

Là encore, on revient à la même conclusion: si le service était à la hauteur de la promesse, comme c'est souvent le cas au Japon, si l'arnarque n'était pas tant redoutée, comme c'est hélas fréquent en France, les clients ne rechigneraient pas tant à ouvrir leur porte-monnaie, assurés qu'ils seraient de ne pas payer pour rien. Au Japon, on a assez rarement la sensation de s'être fait rouler. On aurait mille autres anecdotes à raconter pour illustrer ces assertions. Si cela vous intéresse, lisez "Les Japonais" (éditions Tallandier) et vous comprendrez mieux.

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Madame Kosciusko-Morizet considère enfin que les Asiatiques sont certes allés très loin dans la fabrication des objets (TV, téléphones, etc.), mais que l'essentiel de la valeur n'est sans doute plus là et le sera de moins en moins, "pour se porter davantage vers les contenus et usages, donc vers le modèle économique qui sera peut-être le coeur de la créativité de l'économie numérique, devant les équipements". L'un ne va pourtant pas sans l'autre (sans mobiles ou TV ou PC techniquement adaptés à l'offre de contenus et services, ces derniers n'ont aucune valeur, et réciproquement), ce qui suppose une culture de partenariats où un seul acteur ne peut pas prétendre tout régir et tout gagner. Même si NKM n'a pas de mots assez flatteurs pour Nokia et les services que ce fabricant de mobiles finlandais propose (quitte à concurrencer ses clients, les opérateurs), au Japon on considère qu'il vaut lieux répartir les tâches (et les bénéfices), à charge pour chacun de donner le meilleur (de ses technologies, de ses infrastructures, de ses contenus, de son savoir-faire commercial) pour constituer un ensemble performant et gagnant-gagnant.

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Pour finir, une réflexion: il est frappant, lors des visites de pontes français au Japon, de constater à quel point ils sont obnubilés par les profits sonnants et trébuchants, la rentabilité immédiate, devant le bénéfice d'usage ou la fiabilité, alors même que dans la plupart des cas, les gains sont indirects, n'arrivent qu'après un certain temps et ne se quantifient pas seulement en argent encaissé sur-le-champ. Les Japonais sont ainsi très souvent surpris qu'on les interroge presque uniquement sur "le modèle économique", "la chaîne de valeur", "les plus-values", alors qu'eux sont d'abord fiers de leurs technologies, de leurs services, de leurs produits, même si, bien sûr, ce ne sont pas des benêts totalement indifférents aux coûts et revenus.

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Les Nippons sont encore plus tourmentés que leurs visiteurs venus de l'Hexagone les prennent pour des quasi abrutis ou de fieffés menteurs lorsqu'ils indiquent utiliser d'abord les données dont ils disposent sur les clients pour améliorer leur offre et mieux la cibler, au lieu de faire commerce à tout-va de ces informations. Les Japonais, qui intègrent dans leur raisonnement l'ensemble des paramètres afférents à leur activité et leur évolution dans la durée, se donnent plus de temps pour rentabiliser leurs affaires. Les profits ne se quantifient pas seulement en recettes au jour le jour dès le départ, mais se calculent sur le long terme, en tenant par exemple compte des gains de temps ou d'espace comme de la fidélisation des clients (laquelle n'est que la rançon de la satisfaction).

Créer des "repeaters", des habitués, bien les servir et les inciter à acheter davantage est plus rentable à moyen et long termes que de plumer le nouveau venu à son insu, à son premier passage, car celui-là ne reviendra pas. Recruter des clients d'un jour revient au bout du compte plus cher que de bien traiter les fidèles, à condition de ne jamais les décevoir, afin de construire dans le temps une relation de confiance mutuelle légitime, laquelle est sans nul doute le meilleur, le plus honnête et le plus pérenne des modèles économiques, à défaut d'être le plus rapide et le plus simple.

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