[Enquête Clubic] Avec l'intelligence artificielle, certaines entités obscures mettent sur pied des médias en ligne qui font tout pour paraître crédibles. Mais en réalité, tout est faux, et la supercherie va loin.

Des usurpateurs, il y en a toujours eu, en tout temps et en tous lieux, mais le monde des médias fait face à un fléau, un vrai : l'explosion des sites, journalistes et articles entièrement créés par l'intelligence artificielle. Le problème, c'est que ces médias, auteurs et papiers essaient de convaincre leur public – et au passage les annonceurs – qu'ils sont plus vrais que nature. Si certains lecteurs voient la supercherie, la place qu'ils prennent dans l'environnement internet est inquiétante.
Les faux sites et médias propulsés par l'IA, un problème pour les médias bien humains
En tant que journaliste, je ne suis pas partisan de la formule à la mode qui consiste à dire que « l'IA va tuer mon métier ». Elle ne lui fait pas que du bien, certes, et à terme, il y aura des conséquences avec sans doute moins de plumes sur le marché. À titre personnel, je vois l'intelligence artificielle comme un outil d'aide sur certaines tâches, une sorte de compagnon de route. Néanmoins, en 2025, l'IA fait déjà du mal.
Plus que jamais, pour les médias, que l'on parle de Clubic, de nos concurrents, des médias généralistes ou autres, l'audience reste le principal carburant. Et cette audience est en train d'être fragmentée, éclatée en 10 000 (et même plus) morceaux, non pas à cause d'une intelligence artificielle qui n'est pas la première responsable, mais à cause de ceux qui l'exploitent à des fins lucratives. L'argent, il est toujours question d'argent.
Au hasard d'une petite recherche sur un avion hydrogène, j'ai atterri sur un site, Innovant.fr, qui dans son article reprend en fait une info sortie il y a… plusieurs mois. En soi, ce n'est pas le plus choquant. Ce qui m'interpelle, c'est la première phrase de l'article : « Airbus, l’un des géants de l’aviation mondiale, vient d’annoncer une avancée significative dans le domaine de l’aviation durable. » Alors, non, cette annonce remonte, je le disais, au premier trimestre 2025. C'est là que j'ai eu envie de me lancer dans une petite enquête maison.
Gaspard Roux, journaliste diplômé mais… c'est une IA !
Derrière le fameux article, qui date du mardi 2 septembre 2025, on retrouve un certain Gaspard Roux, avec une photo de profil qui, au premier coup d'œil, semble authentique. Je ne me suis pas arrêté là. J'ai voulu en savoir plus sur ce « journaliste ». En cliquant sur son nom, ou en allant en bas de page, on retrouve sa biographie. Gaspard Roux dit être un journaliste « passionné par l'innovation et la culture geek », ok, et être « diplômé d'une école de journalisme à Marseille », bah voyons.
Il y a même un e-mail pour le contacter, et on n'a pris la peine de lui écrire, vous allez comprendre pourquoi. Revenons à l'article ! L'image de ce dernier est générée par intelligence artificielle elle aussi. La seule marque à mettre au crédit de l'article et du site reste cette brève mention, en toute fin de papier, indiquant que « cet article s’appuie sur des sources vérifiées et l’assistance de technologies éditoriales ». Ok, mais c'est quoi en fait, des « technologies éditoriales » ?
Après une très rapide recherche, je tombe sur un article qui parle du même sujet, mais écrit différemment, sur un autre média, EDS, qui ressemble trait pour trait à notre fameux Innovant.fr. L'article date de la veille, le lundi 1er septembre 2025, et devinez qui l'a écrit ? Notre Gaspard Roux ! Mais qui est-il ?
Une pléiade de médias qui se rassemblent trait pour trait
Gaspard Roux n'est pas une vraie personne en tout cas. Grâce à Google Lens, j'ai pu retrouver sa photo de profil un peu partout à vrai dire. Figurez-vous que Gaspard Roux s'appelle aussi Jean-Patrick Gille sur un autre faux site, ou encore Yann sur un autre média d'actu dédié à la maison et à la décoration.
Notre Gaspard Roux est en plus super polyvalent ! Il écrit aussi le même jour sur un site au design similaire, Le-gaz.fr, pour nous parler du pétrole de demain qui jaillit en Lorraine, et toujours le 2 septembre sur Enviro2d, pour cette fois nous dire quelques mots sur « le nouveau pétrole français qui jaillit en Moselle ». Et dans sa biographie, l'ami Gaspard est cette fois « journaliste passionné par la géopolitique de l’énergie et les mutations technologiques », et il « s’est forgé une solide expertise à Marseille ».

Gabriel Turinici, professeur de mathématiques appliquées à Paris-Dauphine et spécialiste de l'IA générative, n'est pas surpris par cette sophistication : « Il y en a effectivement beaucoup de sites de ce type. Surtout que pour générer un seul site, c'est très rapide, avec tous les générateurs de textes IA actuels et autres, nous explique-t-il, insistant sur la rapidité à mettre en place toute une structure, qui selon lui nécessite certains moyens, humains notamment.
Vous retrouverez le même Gaspard Roux sur le site (encore une fois bidon) foot-anglais.net pour nous parler de mercato, et sur Actuafoot pour papoter du récent licenciement de José Mourinho, ancien coach emblématique de Chelsea, le club de football.
Des exemples comme celui de Gaspard Roux, j'en ai plusieurs évidemment. Emile Faucheur, Baptiste Lemoine, Karen Garcia… tous ces noms écrivent sur de multiples « médias » de la même galaxie, en revendiquant être tous diplômés, et en exhibant de fausses photos de profil, soit créées par l'IA, soit récupérées sur des banques d'images gratuites, comme Pexels ou Pixabay. Derrière ces fausses identités, il y a tout un travail, et la ou les personnes derrière cette entreprise ont même pensé à créer des comptes TikTok, YouTube, X et Facebook, donc une vraie stratégie sur les médias sociaux. On tombe facilement sur des publications relayées sans le moindre like ni engagement, des followers sans doute achetés sur des plateformes spécialisées, et des vidéos générées par l'IA.
Un renvoi vers les États-Unis, et une trace difficile à remonter
Vous vous posez, comme moi, la question suivante : mais qui est derrière tout ça ? Et c'est une très bonne question du jeune Théo au fond de la classe ! Pour en savoir plus, il suffit de se rendre sur les mentions légales de ces différents sites, sites qui je le précise, n'indiquent à aucun moment de façon claire que le contenu et les rédacteurs sont générés/crées par l'intelligence artificielle.
Le directeur de la publication de l'ensemble de ces sites est un certain Pierre Durand. Ce monsieur n'existe pas, il n'y a aucun moyen de le contacter donc. Alors penchons-nous sur l'éditeur de ces sites. Tous sont rattachés à une société, Digiketing LLC. Il s'agit d'une entreprise prétendument basée à Sheridan, aux États-Unis, dans l'État du Wyoming. En entrant d'ailleurs le nom de la société et son adresse, on découvre tous les autres sites associés, mais aussi Newsly.fr, ou Hellobiz.
L'adresse postale ne nous renvoie pas vers cette société, qui soit est hébergée sous un autre nom, soit n'existe tout simplement pas. Mais Digiketing nous redirige vers un site internet, Digiketing Media, qui a l'apparence d'un site vitrine pour la marque, mais qui lui aussi est en réalité basé sur du vent. Dessus, on retrouve encore trace du fameux Pierre Durand, qui aurait étudié le journalisme à la Columbia University. Digiketing pousse le bouchon jusqu'à écrire publier « des articles de fond et des rapports d’enquête adaptés à chaque public. »
Chose étonnante, le domaine et l'extension associés innovant.fr ne sont pas nés hier. Si la version actuelle du site, propulsée par l'IA, a été lancée au début de l'année 2025 avec l'apparition des premiers articles, le nom de domaine a été enregistré en 2016. Pire, on retrouve des traces du site en 2006 ! À l'époque, il s'agissait d'un blog sur l'entrepreneuriat, visiblement fiable.
Gabriel Turinici n'est pas surpris par cette technique. « Les personnes derrière tout cela achètent un site qui existait il y a deux ans, ils n'ont rien à voir avec lui au départ, mais du coup, ils héritent un peu de la confiance que Google leur donne, en le gardant au chaud, d'une certaine manière, avec ces contenus, pour que Google garde le même bon référencement. »
Heureusement, certains lecteurs ne sont pas dupes
Les lecteurs de ces sites, qu'en pensent-ils ? Ils ne sont pas dupes ! Par curiosité, je me suis dit que l'un de ces sites était présent sur Trustpilot, la célèbre plateforme d'avis. Bingo ! Sur les sept avis déposés au sujet du site Innovant.fr, le doute est vite levé. « Des banalités à peu pres vraies mais souvent des ragots grossièrement compilés par l'IA », écrit Édouard.
« Un site plein de fake news pour nous faire cliquer et se prendre plein de pubs, tout est fait avec l'IA », note Laz_ix. Juan Roque ajoute avoir découvert « le site typique d'une presse issue de l'IA. Articles au titre aguicheur, contenu non vérifié et même les avis sont automatiques. » On ne vous parle même pas de la page Truspilot d'Hellobiz, remplie d'avis aussi tranchés. « Faux articles inventés et titres racoleurs. Ça devrait être exclu des moteurs de recherche », écrit Laurent.
Concernant les motivations derrière ces sites, Gabriel Turinici identifie deux profils : « Il y a celui qui poursuit le but d'influencer l'opinion dans une région géographique, et souvent on retrouve des États derrière, qui diffusent leur idéologie. Sinon, il y a celui pour qui ces sites représentent un vrai business model, en poursuivant le but de faire de l'argent avec des clics. »
Google est-il dépassé face au phénomène ?
Et justement, qu'est-ce que nous dit Google, premier moteur de recherche planétaire, à ce sujet ? Nous allons y venir. D'abord, j'ai essayé de retrouver davantage de traces de cette entreprise, et il est difficile de les dégoter. En revanche, pour le cas d'Innovant.fr, on sait déjà que le nom de domaine est ancien. A-t-il été racheté par les personnes ou le groupe derrière la galaxie de faux sites ? Le nom des serveurs rattachés au domaine, ivan.ns.cloudflare.com et ruth.ns.cloudflare.com, prête à sourire.
Détail inquiétant également, Google, premier moteur de recherche planétaire, semble adouber ce site, qui bénéficie encore de sa confiance et de son référencement naturel historiques. Contacté par nos soins, le géant américain nous répond que « les systèmes de classement de Google visent à récompenser les contenus originaux et de haute qualité qui répondent aux critères de ce que nous appelons l'E-E-A-T : l'expertise, l'expérience, la légitimité et la fiabilité. »
Le groupe précise également que « l'utilisation de l'automatisation (y compris l'IA) pour générer du contenu dans le but principal de manipuler le classement dans les résultats de recherche enfreint nos règles concernant le spam. » Mais dans les faits, ces sites continuent de bénéficier d'un bon référencement.
Il reste peut-être encore un peu d'espoir pour éviter que l'IA prenne le pas sur les vrais contenus
La bataille est-elle donc perdue par avance ? Non, mais pour Gabriel Turinici, elle nécessite une mobilisation collective. « Plus il y aura de régulation, plus il y aura un souci public, plus il y aura de l'investissement immatériel là-dedans, et plus les géants vont se sentir encouragés à le faire », explique le professeur, qui préfère céder à l'optimisme, plutôt qu'à l'inverse. « Il faut saluer et même encourager leur travail, parce qu'on en a besoin, de la même manière que je vous dis qu'on a besoin de votre perception de cette problématique et d'une opinion publique qui soit assez éveillée. »
« On peut gagner cette bataille-là, c'est le moment où on peut influencer », ajoute-t-il. Contrairement au spam e-mail où « on a un peu perdu la bataille » selon Gabriel Turinici, la lutte contre la désinformation générée par l'intelligence artificielle est encore à un stade où l'action collective peut faire la différence.
Alors outre le cas spécifique d'Innovant.fr, face à cette galaxie de faux médias qui prolifèrent en silence, la vigilance de chacun – lecteurs, annonceurs, plateformes et régulateurs – devient cruciale pour préserver l'intégrité de l'information en ligne.