Live Japon : de l'intelligence du réseau électrique

Finis les gaspillages: les Japonais sont priés d'être plus raisonnables en matière de consommation électrique, sinon "black out", tout le monde dans le noir. Puisqu'une vingtaine de réacteurs nucléaires (sur 54) sont actuellement stoppés dans l'archipel, on n'a pas le choix, du moins dans l'immédiat. A plus longue échéance, comme l'a promis le Premier ministre qui veut revoir de fond en comble la politique énergétique du Japon, les énergies renouvelables (solaire, éolienne, biomasse, etc.) sont appelées à générer une part croissante de l'électricité dans l'archipel.

Reste que pour garantir un approvisionnement ininterrompu par ces moyens électrogènes instables et éviter les pertes injustifiées, il va falloir gérer et contrôler. Tel sera le rôle des "smart-grid", héros (mal lunés la nuit, électrisés par le soleil le jour) du manga de l'ami dessinateur japonais surnommé Jean-Paul Nishi.


Depuis le début de l'accident nucléaire de Fukushima déclenché le 11 mars par un séisme et un tsunami dévastateurs, les Japonais sont priés d'éviter l'usage immodéré d'électricité et rappelés à l'ordre au besoin. Dans les prochaines semaines, il faudra que chacun, particulier et entreprise, réduise de 15% sa consommation estivale habituelle. L'une des raisons qui rendent difficile l'exercice, c'est qu'on ne sait en général pas évaluer ce qu'on consomme, hormis quand arrive la facture, et que des pertes se produisent malgré nous, parce qu'elles sont intrinsèques aux réseaux actuels.

"L'énergie est insaisissable, invisible, donc on n'en a pas conscience. Mais en réalité, méditer sur l'énergie, c'est penser l'avenir." Ainsi philosophe le ministère japonais de l'Economie, du Commerce et de l'Industrie (Meti) autour de deux mots "intelligence" et "partage".


Dans un pays dépourvu de ressources naturelles et à la merci des tremblements de terre et raz de marée, le choc pétrolier de 1973 fut un premier révélateur, le désastre du 11 mars, un coup de semonce meurtrier. Avant cette date, les entreprises concevaient déjà des appareils moins voraces et faisaient des efforts, mais aujourd'hui, cela ne suffit plus.

La production, la distribution et l'usage maîtrisés de l'électricité - donc les "smart grid" , réseaux intelligents-, sont au coeur d'une conception qui fait passer d'une logique de consommation "qui peut le plus, peut le moins" à une logique de contrôle "on fait le plus avec le moins".

"L'électricité, c'est jusqu'à présent quelque chose que l'on achète à une compagnie, mais à partir du moment où les foyers se dotent de panneaux solaires et de voitures électriques, la perception change en même temps que leur façon de se comporter".

La mise en exploitation de nouveaux moyens de production d'électricité par énergie solaire ou éolienne, ainsi que de batteries de stockage, oblige les compagnies d'électricité à une gestion plus fine de l'approvisionnement, de la répartition, de la circulation et de la consommation. La possibilité d'utiliser ces sources d'énergie renouvelables n'est en effet pas régulière. Elle dépend des moments de la journée et des conditions météorologiques. La gestion intelligente de l'électricité passe donc par une régulation permanente entre pénurie et excès. Il faut également savoir à tout moment qui produit et consomme quoi et où, et spéculer sur les risques.

De ce fait, les infrastructures de nouvelle génération nécessitent des moyens informatiques et de transmission plus précis et nouveaux, afin d'analyser à distance en temps réel la consommation de chaque foyer, bâtiment et entreprise et de réguler ainsi la distribution en fonction des besoins et priorités. Cela signifie disséminer des capteurs (température, humidité, présence, etc.), des compteurs intelligents, installer des moyens de diagnostic...


Enfin, toutes ces informations doivent être adressées à des noeuds centraux dans un jeu d'échelles (à domicile, voisinage, quartier, ville...). Cette plus juste répartition des flux dans un sens - l'énergie solaire en surplus envoyée sur le réseau et/ou stockée dans une batterie locale - ou dans l'autre - quand le soleil ne brille plus - se fera précisément en analysant les modes de vie des habitants.

Un meilleur partage (y compris des données personnelles) est la clef de la réduction de la consommation. Du point de vue des équipements et des technologies, le Japon tient la distance sur le reste du monde (système de gestion d'énergie HEMS, BEMS, compteurs intelligents, pompes à chaleur, batteries...). Il reste à tout combiner pour maximiser les effets. C'est là que la difficulté commence car cela suppose un changement de paradigme social.


La dimension sociale commence avec la perception des enjeux. Selon l'agence Hakuhodo, lorsque l'on explique aux Japonais le principe des "smart grid", 80% d'entre eux trouvent cela "attractif". Pour eux, les entreprises concernées sont les compagnies d'électricité (73%), les fournisseurs d'équipements électriques (34%) et les opérateurs de télécommunications et de services en ligne (30%). Dans cette perspective, les autorités subventionnent les travaux de R&D malgré l'état des finances publiques et encouragent les banques à accompagner les firmes concernées. Ces dernières se montrent aussi conquérantes. Ne faisant pas mystère de leurs ambitions internationales, elles n'hésitent pas non plus à s'emparer des techniques et clientèles des autres, à coups de centaines de milliards de yens (milliards d'euros).

Ce jeudi 19 mai, le groupe diversifié japonais Toshiba a annoncé un accord amiable pour acquérir la société suisse Landis+Gyr, spécialiste des "compteurs électriques intelligents", équipements essentiels, pour 2,3 milliards de dollars. Toshiba et Landis+Gyr étaient entrés en négociations exclusives en vue de cette transaction.


L'opération reste toutefois soumise à l'approbation des autorités compétentes. Pour Toshiba, la fourniture d'équipements électriques à l'échelle internationale constitue une priorité stratégique.
"Les technologies avancées de compteurs intelligents de Landis+Gyr, ainsi que sa vaste clientèle, associées à l'expertise de Toshiba en matière de gestion de l'énergie pour les services publics, entreprises et particuliers, vont permettre à Toshiba d'offrir aux clients une optimisation de l'usage des ressources énergétiques", a précisé l'industriel japonais.

Grâce notamment à l'apport de la société suisse Landis+Gyr qui emploie 5.000 personnes et fournit notamment EDF, Toshiba espère hisser le chiffre d'affaires annuel de son activité associée au "smart grid" de 300 milliards de yens (2,6 milliards d'euros) à 700 milliards de yens à l'exercice 2015-2016.

Outre Toshiba, d'autres groupes nippons comme Hitachi, Mitsubishi Electric, Mitsubishi Heavy Industries (MHI), Panasonic ou Sharp détiennent des technologies-clefs pour ces futurs réseaux dont les nations riches sont censées se doter à moyenne échéance. Il en est même, dont Toshiba et Hitachi, qui sont quasiment capables de fournir à eux seuls presque tous les équipements et composants requis dans un "smart-grid", des puces électroniques aux réacteurs nucléaires, en passant pas les capteurs, les câbles, les serveurs de données, les compteurs, les systèmes de contrôles et même les téléphones portables qui serviront un jour de télécommandes universelles sur place et à distance de tous les appareils du foyer.

Cette semaine aussi, Hitachi, Sharp et d'autres partenaires japonais et américains ont été retenus pour orchestrer un vaste projet de "smart grid" sur une île hawaïenne. L'objectif de ce chantier pluriannuel est de vérifier la pertinence de technologies de pointe dans un réseau intelligent reposant sur une importante proportion d'énergies renouvelables. Il s'agit aussi de contribuer à l'établissement de normes internationales considérées comme indispensables pour un déploiement massif et rationnel.