Face aux tensions entre les États-Unis et l'Union européenne et à la crainte d'une dépendance technologique américaine, Nextcloud a vu ses demandes de clients tripler au premier semestre. Son PDG nous explique comment cette plateforme open source, désormais adoptée par des dizaines de millions d'utilisateurs en Europe, symbolise aujourd'hui la souveraineté numérique face aux géants du cloud américain.

Dérivé du logiciel ownCloud, Nextcloud a vu le jour en 2016 et propose une plateforme d'hébergement de fichiers et d'outils collaboratifs. Depuis sa fondation, Nextcloud entend se positionner comme l'alternative aux suites collaboratives de Microsoft et Google pour les gouvernements, administrations, universités et entreprises européennes soucieuses de garder le contrôle de leurs données.
Aujourd'hui, avec les hausses de prix chez Microsoft (+40% cette année), le verrouillage propriétaire des données, et les craintes géopolitiques autour du Cloud Act américain, l'intérêt pour les solutions souveraines explose. Nous avons interrogé Frank Karlitschek, PDG et fondateur de Nextcloud, sur cette accélération, l'échec des initiatives européennes comme GAIA-X, et la possibilité réelle d'une alternative cloud décentralisée face aux hyperscalers.

Avec les tensions géo-politiques entre les États-Unis et l'UE, vos demandes clients ont triplé au premier semestre 2025. Pensez-vous que cette croissance soit durable ?
La demande a effectivement plus que triplé, surtout en Europe, mais aussi au Canada, en Amérique latine, en Inde et même aux États-Unis. Beaucoup d'organisations nous demandent explicitement de les faire migrer depuis Microsoft ou Google. À vrai dire, ce qui nous surprend, c'est que l'intérêt ait seulement triplé et n'ait pas plutôt été multiplié par 30 ou 300.
Il y a trois raisons pour expliquer cette accélération. D'abord, les organisations veulent éviter le verrouillage propriétaire. Microsoft a augmenté ses prix de 40% cette année mais ils n'auraient jamais fait ça si les clients avaient une vraie option pour migrer ailleurs. Mais bonne chance pour extraire vos messages Teams. Il n'existe aucune option d'export.
Ensuite, c'est la protection des données. Le secteur public européen ne peut pas risquer de laisser fuir les données des citoyens. Et, puis il y a les menaces concrètes : des tarifs aux coupures de câbles de réseau sous-marin. Et bien sûr, les attaques directes – nous constatons une augmentation considérable des cyberattaques de toutes sortes. Garder les données en interne aide à les protéger.
Le problème, c'est qu'on observe une énorme sensibilisation mais pas assez d'action. Les cycles de vente dans les grandes organisations prennent des mois. Mais, les entreprises ont compris les risques de cette dépendance et cherchent des alternatives. Et pour ça, il n'y a pas de retour en arrière.
Vous avez retiré votre plainte contre Microsoft à la Commission européenne en octobre 2025 après quatre ans sans progrès, tout en gardant celle auprès du Bundeskartellamt allemand. C'est un aveu d'échec des institutions européennes ?
Aujourd'hui, plus que jamais, nous pensons que les données ne doivent pas être concentrées dans les mains d'un petit nombre d'entreprises technologiques. Nous continuons à croire que Microsoft favorise massivement ses propres produits et services ou bloque carrément les autres fournisseurs.
Il n'y a pas eu de progrès significatif depuis 2021. On doit supposer un manque d'intérêt de la Commission. Quatre ans, c'est une éternité en informatique.
On peut souligner que la plainte de Slack en 2020 ressemble à la nôtre et la Commission européenne a ouvert une enquête formelle en 2023. Cela a abouti à des concessions de la part de Microsoft. Nous n'avons pas d'informations sur ce processus.
En attendant, Microsoft a rendu l'installation de Windows 11 pratiquement impossible sans un compte Microsoft, forçant les téléchargements automatiques vers OneDrive. On aurait presque l'impression que vous baissez les bras face à des GAFAM qui continuent ces pratiques anti-concurrentielles en toute impunité ?
Le processus est très long et coûteux pour nous. Mais ce qu'il faudrait vraiment, c'est une véritable application des réglementations existantes au niveau de la protection des données, et des règles antitrust. Les géants de la tech se dédouanent de toute conséquence.
Au lieu de cela, le Contrôleur européen de la protection des données a approuvé Microsoft 365 pour la Commission elle-même. Franchement, quel signal ça envoie ? L'UE devrait développer un écosystème open source solide en changeant les règles d'approvisionnement. Ça ne coûterait rien aux contribuables et créerait un vrai marché.
Comment voyez-vous l'évolution de la souveraineté numérique européenne ?
Nous développons des logiciels pour des clouds décentralisés et fédérés. Nous pensons que le monde est meilleur lorsque les données, les applications et l'informatique en général sont décentralisées et non contrôlées par quelques grandes entreprises. Nous ne gérons pas un service cloud – Nextcloud s'héberge soit sur site, soit chez un fournisseur de confiance.
Voyez, Microsoft essaie de vous faire croire que la souveraineté, c'est "où résident les données" et non "qui y a accès". Mais, le Cloud Act américain donne accès à toutes les données des entreprises américaines, peu importe où elles sont physiquement ou qui les supervise. La vérité c'est qu'aucune solution Microsoft ne peut être numériquement souveraine car Microsoft reste sous la juridiction américaine.
Seul l'open source prévient les dépendances aux fournisseurs individuels et permet les audits de sécurité indépendants.
Vous aviez dit en janvier 2024 que GAIA-X était mort, devenu une "bureaucratie papier". Or Nextcloud en est la plateforme de collaboration depuis 2021. N'y a-t-il pas une contradiction ?
GAIA-X est mort, car il n'y a simplement pas grand-chose qui reste du projet. Les hyperscalers américains l'ont repris. L'objectif de base n'est plus là. Au lieu d'une alternative cloud européenne indépendante, GAIA-X favorise maintenant les grands fournisseurs non-européens. Nous ne voyons plus de valeur à participer.
Nextcloud travaille maintenant avec EuroStack, une initiative fondée par nous-mêmes, centrée sur une vraie souveraineté numérique.
OVHcloud, le plus grand cloud européen, détient moins de 2% de part de marché contre 32% pour AWS et 23% pour Azure. Les hyperscalers américains contrôlent 72% du marché cloud européen. Votre stratégie de cloud fédéré est-elle réaliste ?
N'oubliez pas que les clouds fédérés incluent Nextcloud sur le serveur du client. De nombreuses organisations font tourner leur propre cloud privé. De plus, nous avons des clients qui hébergent sur AWS et autres – cela dépend de leur cas d'usage et de leur profil de risque.
Mais ne nous laissons pas aveugler par les parts de marché. Les services cloud, c'est essentiellement louer du matériel informatique générique. AWS et Google se présentent comme extraordinaires, mais ils ne sont ni moins chers ni plus scalables que IONOS ou OVH – certainement pas à l'échelle qu'une organisation européenne aurait réellement besoin. Le processus d'achat pour une grande organisation prend généralement plus de temps que d'installer un nouveau rack de serveurs.
Si les clients commençaient à acheter chez IONOS, OVH et autres fournisseurs européens, les centres de données vides que Big Tech laisserait derrière pourraient facilement être réutilisés.
Le rapport Draghi et la nomination d'une VP pour la souveraineté technologique montrent que le sujet est en vogue à Bruxelles. Combien Nextcloud a-t-il reçu de financement public depuis 2020 ?
Nous voulons des clients, pas des subventions. Nous n'avons reçu que quelques milliers d'euros en subventions. Le secteur public doit mobiliser les milliards qu'il dépense déjà et agir en tant que client stratégique. Ça inspire confiance aux entreprises pour investir.
L'Europe a de nombreux projets open source scalables prêts à l'emploi. C'est une approche efficace et ça accélérerait la résolution du défi de souveraineté. Nous devons CONSTRUIRE. L'Europe doit coordonner le développement et l'intégration de ses propres technologies – en construisant une pile fonctionnelle et interopérable, qui peut servir de colonne vertébrale pour le gouvernement, les entreprises et la société civile.
Une étude de faisabilité de juillet 2025 démontre qu'un investissement public de 350 millions d'euros sur sept ans pourrait sécuriser les fondations critiques. Chez Nextcloud, nous avons a annoncé plus de 250 millions d'euros d'investissement dans la souveraineté jusqu'en 2030.
Vous équipez le ministère de l'Intérieur français (300 000 employés), le gouvernement fédéral allemand (ITZBund), la Commission européenne et les administrations en Suède et aux Pays-Bas. Générez-vous suffisamment de revenus avec le modèle open source ?
N'oubliez pas la Région Île-de-France avec 550 000 utilisateurs, que notre partenaire français Leviia a récemment annoncée. Et aussi le ministère autrichien de l'Économie. Environ 25% de nos clients sont du secteur public. Les autres regroupent des entreprises, des hôpitaux, des banques, des institutions éducatives et des télécoms.
Nextcloud est rentable avec une croissance de 50 à 70% par an, entièrement organique. C'est la preuve que le modèle open source fonctionne. Et nous resterons full open source.
Comment vous différenciez-vous d'Open-Xchange, votre partenaire ?
Open-Xchange est le plus grand fournisseur de messagerie indépendant au monde et un de nos partenaires. En début d'année, nous avons annoncé l'extension de notre partenariat et les clients de l'abonnement Nextcloud Enterprise peuvent maintenant choisir d'inclure le logiciel serveur de messagerie Dovecot Pro.
Il existe de bons outils open source disponibles pour la discussion, la visioconférence, le partage de fichiers ou d'autres fonctionnalités. Nextcloud est la seule plateforme de collaboration open source intégrée. Elle s'exécute sur site dans un cloud privé ou avec un fournisseur de confiance. Mais Nextcloud a aussi une structure modulaire. Les clients peuvent commencer par Files pour éditer et partager des documents, puis utiliser ultérieurement Groupware pour gérer les e-mails, calendriers et contacts, et ensuite Nextcloud Office ou Talk pour la discussion et la visioconférence.
Les migrations publiques – Schleswig-Holstein, CEPD – sont-elles symboliques ou représentent-elles un vrai tournant ?
Je ne les appellerais pas symboliques. L'administration d'un État allemand entier, un ministère autrichien complet, 550 000 étudiants autour de Paris… ce ne sont pas des chiffres mineurs.
Globalement, des dizaines de millions d'individus utilisent Nextcloud pour contrôler leurs données sensibles. Ça inclut des institutions de l'UE, des ministères, des autorités régionales et locales. Et aussi en France, au Pays-Bas, en Serbie, au Canada, en Australie, au Brésil, aux États-Unis.
Nous ne pistons pas les utilisateurs et ne pouvons donc pas donner un nombre exact. Mais avec plus de 400 000 déploiements, Nextcloud est la plateforme de collaboration open source sur site la plus populaire en téléchargement. Et oui, ces déploiements s'accélèrent. Autrefois, célébrer la migration d'une seule école était une victoire. Maintenant, une université ou une collectivité avec "seulement" quelques dizaines de milliers d'utilisateurs peine à entrer dans la catégorie des "clients Nextcloud de taille moyenne".
La semaine prochaine, nous publierons la seconde partie de cette interview. Frank Karlitschek reviendra sur les derniers projets de développement pour Nextcloud, notamment en matière d'intelligence artificielle et les défis face à la vie privée des utilisateurs et aux avancées des GAFAM.
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