La Cour des comptes vient de publier son rapport sur la stratégie nationale intelligence artificielle. Si la France brille en recherche, elle échoue à diffuser l'IA dans les entreprises et l'éducation.

La France réussit l'IA dans les labos mais rate le virage dans les entreprises, selon la Cour des comptes. © Iva Gomez / Shutterstock
La France réussit l'IA dans les labos mais rate le virage dans les entreprises, selon la Cour des comptes. © Iva Gomez / Shutterstock

Après sept ans de stratégie nationale, où en est la France sur l'intelligence artificielle ? Le rapport de la Cour des comptes publié ce mercredi dresse un bilan assez contrasté, même s'il fait de la France l'une des cinq nations les plus puissantes dans la discipline. Si l'institution applaudit la performance de nos laboratoires, propulsés au troisième rang mondial, elle constate derrière que la révolution annoncée de l'IA peine encore à toucher les écoles, entreprises et administrations. Alors peut-on réussir en haut de l'affiche tout en ratant l'essentiel ?

La France est devenue le leader européen de la recherche en intelligence artificielle

En un an seulement, la France a bondi de la treizième à la cinquième place du Global AI Index, le classement de référence sur l'intelligence artificielle, publié en septembre 2025. Une remontée spectaculaire qui place la France juste derrière les mastodontes américain et chinois. Sur le terrain de la recherche pure, notre pays décroche même la médaille de bronze planétaire avec un écosystème de plus de 4 000 chercheurs qui planchent chaque jour sur ces technologies.

L'écosystème entrepreneurial semble avoir suivi le mouvement. Les jeunes pousses spécialisées pullulent désormais, et leur nombre a carrément doublé depuis 2021 pour franchir le cap symbolique du millier de structures actives. Ces start-up ont réussi à séduire les investisseurs en levant quelque deux milliards d'euros rien qu'en 2024. Seize d'entre elles ont même atteint le statut envié de licorne, ces entreprises valorisées à plus d'un milliard de dollars. Un tableau flatteur qui positionne la France en locomotive européenne, puisqu'elle devance même le Royaume-Uni.

L'État a sorti le chéquier pour renforcer la France sur l'IA. Entre 2018 et 2022, une première vague d'investissements avec 1,3 milliard d'euros sur la table est arrivée. Puis entre 2023 et 2025, nouvelle injection de 1,1 milliard supplémentaire. Au total, 2,4 milliards de fonds publics ont été déployés en sept ans pour transformer l'écosystème français de l'intelligence artificielle.

Ces moyens colossaux ont servi à financer des infrastructures, comme des pôles d'excellence à Paris-Saclay ou Grenoble, ou l'installation de supercalculateurs, ces machines surpuissantes capables d'effectuer des milliards d'opérations par seconde, indispensables pour entraîner les modèles d'IA générative comme ChatGPT. Les géants Google, Meta ou Microsoft ont installé leurs centres de recherche européens en France, plutôt qu'à Berlin ou Londres. Notre pays est ainsi devenu le premier hébergeur européen de ces laboratoires stratégiques où s'inventent les technologies de demain.

Le fossé se creuse entre excellence académique et réalité économique

Sauf que voilà, la belle mécanique tourne en vase clos. Et c'est là que le rapport devient plus sévère. Comment faire adopter l'IA par les PME traditionnelles, les enseignants et les fonctionnaires ? La question de l'adoption massive par l'économie réelle n'a bénéficié que « de dispositifs très modestes », écrivent les magistrats. On comprend donc que si la France a multiplié les start-up prometteuses, elle n'aide pas suffisamment les entreprises classiques à s'approprier leurs solutions.

Le système éducatif inquiète encore davantage la Cour des comptes. Alors que l'IA va bouleverser la majorité des métiers dans les dix prochaines années, la France n'a toujours pas adapté ses programmes de formation. Les « chantiers incontournables concernant l'école et l'université restent à concevoir et mettre en œuvre », peut-on lire dans le rapport. Un retard qui pourrait coûter cher, car après tout, à quoi bon former d'excellents chercheurs si la population active ne comprend pas les outils qu'ils développent ?

L'administration elle-même donne un exemple qui paraîtrait presque déplorable. Malgré quelques initiatives éparses, la transformation numérique promise reste très décevante selon les termes mêmes du rapport. Les services publics se traînent, incapables de montrer la voie aux acteurs privés. Quant aux territoires et au grand public, ils n'ont carrément pas figuré parmi les priorités stratégiques. Du coup, pendant que Paris rayonne dans les conférences internationales, la France profonde risque de rester spectatrice d'une révolution qui la concernera pourtant au premier chef.

La Cour des comptes propose un plan pour rattraper le retard sur l'IA

La Cour, car tel est son devoir, ne se contente pas que de pointer du doigt. Elle formule dix recommandations concrètes pour permettre à notre pays de franchir un nouveau palier. Parmi elles, arrive l'urgence de renforcer le pilotage politique en créant un véritable secrétariat général à l'IA, rattaché directement au Premier ministre. Actuellement, trop d'acteurs s'agitent sans coordination efficace. Il faut aussi évaluer sérieusement ce qui a marché ou échoué depuis 2018, et mieux s'articuler avec Bruxelles et les régions.

Les magistrats appellent également à repenser le financement des infrastructures de calcul. Les supercalculateurs coûtent des fortunes, et il est impossible pour l'État de tout financer seul. D'où l'idée de nouveaux partenariats public-privé qui assureraient un accès ouvert à tous les utilisateurs, pas seulement aux grandes entreprises qui peuvent se les payer. L'objectif serait alors de démocratiser l'accès à ces machines surpuissantes qui entraînent les modèles d'IA.

Mais surtout, la Cour insiste là-dessus, il devient impératif d'accompagner massivement les entreprises dans l'adoption de l'intelligence artificielle. Comment ? En mettant à disposition des bibliothèques de cas d'usage résolus, en épaulant les pionniers qui testent de nouvelles applications, et en développant une offre logicielle française performante. Sans cette démocratisation, la France risque de voir ses champions de la recherche partir enrichir d'autres écosystèmes pendant que son tissu économique stagne. Un scénario que sept ans d'efforts et 2,4 milliards d'investissements publics ne méritent vraiment pas.