À sa sortie en août 1995, Windows 95 n’est pas seulement un système d’exploitation. C’est un produit pop, vendu comme un événement planétaire, soutenu par les Rolling Stones et un marketing millimétré. Mais au-delà de l’emballage, c’est bien lui qui a posé les bases de l’informatique domestique telle qu’on la connaît. Une interface, des usages... et un standard.

Avant Windows 95, l’informatique personnelle existait déjà. Apple avait déjà imposé le Macintosh dès 1984, et des machines comme l’Amiga ou l’Atari ST proposaient une interface graphique accessible. Mais elle restait réservée à un public d’initiés, de technophiles, de professionnels. Les PC de l'époque étaient vendus avec MS-DOS ou des versions antérieures de Windows qui dépendaient encore fortement des lignes de commande.
Avec Windows 95, Microsoft change de braquet. Le produit est lancé comme un album, avec un teasing mondial, une publicité diffusée à la télévision et Start Me Up des Rolling Stones en fond sonore. Pour la première fois, un OS devient un événement culturel. On parle de 7 millions de copies vendues en cinq semaines, un record pour l’époque. Le système sort officiellement du cercle des experts pour s’adresser à monsieur et madame tout le monde, en promettant que chacun peut enfin « comprendre » son ordinateur.
Une interface, une norme, une promesse
Le tour de force de Windows 95, c’est d’avoir proposé une interface cohérente, simple, immédiatement compréhensible. Le menu Démarrer, la barre des tâches, les fenêtres superposables, le clic droit contextuel… autant d’éléments devenus des réflexes, repris ensuite par toute l’industrie. Mais surtout, le Shell Explorer unifie l’environnement graphique en remplaçant l’ancien gestionnaire de fichiers. Il relie le bureau, les fenêtres de navigation et les propriétés système dans une interface cohérente, conçue pour une utilisation à la souris.
En parallèle, Windows 95 introduit des bases techniques qui vont structurer l’informatique domestique pour les années à venir. Le multitâche préemptif pour les applications 32 bits, l’adoption de FAT32 sur les révisions OEM, la prise en charge encore partielle de l’USB ou encore l’intégration de DirectX esquissent déjà un futur où le PC pourra tout faire. Même la pile réseau TCP/IP, désormais incluse et activable sans manipulations obscures, prépare doucement le terrain pour l’arrivée d’Internet.

Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Car au-delà de l’interface, Windows 95 impose une expérience pensée pour fonctionner dès l’allumage. Le système est préinstallé, les réglages sont unifiés, les interactions sont prévisibles. Pour la première fois, l’ordinateur domestique fonctionne sans avoir besoin d’expertise technique. C’est cette fluidité apparente, plus que la puissance, qui en fait un produit grand public.
Cette logique se retrouve jusque dans la promesse du Plug and Play, censée permettre à tout périphérique d’être détecté et configuré automatiquement. Si l’exécution est encore bancale à l’époque – les imprimantes font souvent de la résistance, d’où le sobriquet « plug 'n' pray » – l’idée reste marquante. L’informatique commence à donner l'impression de couler de source, instaurant une continuité d’usage qui tranche avec les bricolages des générations précédentes.
Et Microsoft imposa sa vision du PC
Reste enfin qu’avec Windows 95, Microsoft ne dicte pas seulement une façon de faire fonctionner un ordinateur. Elle impose une manière d’y penser. Le bureau devient l’espace central, les fichiers sont des objets qu’on déplace, le double-clic s’installe comme réflexe. Cette vision, devenue la grammaire de l’informatique personnelle, façonne durablement l’expérience utilisateur et conditionne la manière dont des millions de personnes perçoivent le numérique.
C’est aussi à cette période que la configuration type se fige : une tour, un écran, une souris, un clavier, un système préinstallé avec une interface graphique unique. L’utilisateur ou l’utilisatrice n’a plus à choisir, ni à comprendre ce qui se passe en coulisses. L’informatique devient une « boîte noire » qu’on allume et qui fonctionne. Et c’est précisément ce qui séduit celles et ceux qui s’en tenaient jusqu’ici à l’écart.
Cette accessibilité n’a d’ailleurs pas été qu’ergonomique puisqu'avec Windows 95, l’informatique devient aussi plus abordable. Le système tourne sur des machines produites en masse, bon marché, préconfigurées. En généralisant le modèle OEM, Microsoft fait chuter les prix et inonde le marché. Résultat : un ordinateur sous Windows 95 coûte bien moins cher qu’un Mac – déjà en perte de vitesse, fragilisé par un OS vieillissant et une stratégie produit éclatée. L’alliance avec Intel, et la montée en puissance du Pentium, jouent aussi un rôle clé, au moment où Motorola et Apple peinent à transformer l'essai du PowerPC. In fine, le duo Wintel impose une nouvelle norme technique, qui met l’écosystème Mac au pied du mur.
Côté logiciels, l’arrivée d’Office 95 dans la foulée du système renforce l’association entre Windows et productivité. Les CD-ROM grand public et les accords avec les constructeurs contribuent à installer durablement cette combinaison dans les foyers. L’ordinateur personnel devient aussi un outil de travail, de gestion, d’apprentissage – pas seulement une machine à jouer ou à taper du texte.
Mais Microsoft voit déjà plus loin. Avec Windows 95, l’entreprise amorce aussi l’ouverture vers le Web. Internet Explorer débarque via le pack Microsoft Plus! dès le lancement. Il sera rapidement intégré nativement par les constructeurs sur les versions suivantes, avec une présence encore plus profonde à partir d’IE 4. Les connexions 56k, standardisées avec la norme V.90 à partir de 1998, n’arriveront que plus tard. Mais le terrain est déjà prêt. L’informatique domestique est en train de devenir connectée.
Trente ans d’usage en héritage… pour combien de temps encore ?
On peut débattre de la date de naissance de l’informatique personnelle. Mais si l’on parle d’un usage véritablement domestique – avec une interface graphique intuitive, des logiciels préinstallés, un accès facilité au Web et une communication de masse –, alors Windows 95 marque un point de bascule.
Au-delà de l’interface, le système impose une expérience complète, pensée pour fonctionner dès l’allumage, avec la même organisation sur chaque machine. L’approche est calibrée, reproductible, rendue possible par le rôle central des OEM, qui prééquipent les PC, standardisent les environnements et assurent une certaine homogénéité d’usage. C’est aussi cette structure qui favorise l’intégration progressive d’Internet Explorer, de FAT32, de DirectX, ou encore – plus tard – de la compatibilité USB. L’architecture logicielle et matérielle du PC domestique commence à se figer.
Trente ans plus tard, le menu Démarrer est toujours là. La barre des tâches aussi. Le système de fenêtres, le clic droit, les raccourcis clavier ont traversé les générations sans perdre leur logique d’origine. Et si, aujourd'hui, Windows 11 modernise les icônes, les animations, les interactions, il hérite surtout d’une grammaire d’usage posée en 1995.
C’est peut-être ça, la vraie réussite de Windows 95. Avoir transformé une série de gestes techniques en une culture. Avoir imposé une interface, un mode d’emploi, un cadre. Le PC domestique, tel qu’on le connaît, est une création collective. Mais Microsoft a été la première entreprise à le packager, le diffuser, le figer, jusqu’à cristalliser une vision de l’informatique reproductible et accessible à des millions d’utilisateurs et d’utilisatrices, tant sur le plan ergonomique que financier.
Alors non, Windows 95 n’a pas inventé l’informatique grand public. Il l’a standardisée. Il l’a rendue banale. Et c’est cette banalisation qui, encore aujourd’hui, façonne notre manière d’utiliser un ordinateur. Le système a disparu des machines. Mais son modèle d’usage, lui, continue de tourner partout
Il est d’ailleurs tellement installé qu’on en oublierait presque qu’il a fallu l’inventer. Or Microsoft, aujourd’hui, s’apprête peut-être à en redéfinir les contours. Avec Windows 12 – ou du moins, ce que l’on pressent comme tel – la firme promet un assistant omniprésent, contextuel, capable d’anticiper les besoins et d’agir avant même qu’on le sollicite. Si cette promesse se concrétisait, elle marquerait un tournant majeur. Un virage agentique, qui signerait possiblement la fin du paradigme figé depuis trois décennies – celui d’un système passif, calé sur des gestes familiers.
Et dans ce cas, le PC domestique pourrait bien s’engager dans un nouveau chapitre. À sa manière aussi structurant que celui amorcé en 1995.