La Cour d'appel de Paris a donné raison à une société qui avait décidé de bloquer des avis négatifs la concernant uniquement en France. La juridiction a jugé cette démarche similaire à une suppression.

Géobloquer les contenus devient une alternative légale à la suppression selon la justice française © ImageFlow / Shutterstock
Géobloquer les contenus devient une alternative légale à la suppression selon la justice française © ImageFlow / Shutterstock

La gestion des contenus litigieux en ligne, comme les avis négatifs suite à une mauvaise expérience, est assez complexe à juger. Mais une décision prise il y a quelques jours pourrait bien bouleverser les règles du jeu pour les plateformes numériques. La Cour d'appel de Paris vient en effet d'établir que le géoblocage territorial d'un avis négatif peut remplacer la suppression pure et simple du contenu dénigrant. La décision pourrait impacter directement la stratégie de modération des sites qui opèrent en France.

Quand les avis clients négatifs déclenchent un procès

L'affaire en question a démarré il y a quatre avec Eoservices, une société britannique connue pour commercialiser des documents juridiques en ligne via ses sites lettre-officielle.com et startdoc.fr. Son modèle économique repose sur des abonnements mensuels, précédés d'offres promotionnelles à prix réduit pendant 48 heures. Une technique classique du web, qui va se retourner contre elle.

Des consommateurs furieux affluent sur Signal-arnaques.com, plateforme gérée par la société Heretic dédiée à dénoncer les arnaques en ligne. Leurs griefs sont les suivants : ils pensaient souscrire à une offre à un euro, et se retrouvent abonnés malgré eux. Les témoignages s'accumulent alors, certains n'hésitant pas à qualifier les pratiques d'« escroquerie » ou même d'« abus de confiance ».

Pour mettre fin à la déferlante de commentaires toxiques, Eoservices bombarde Heretic de mises en demeure. L'objectif de l'entreprise est de faire supprimer ces avis, qu'elle juge dénigrants pour son business. Mais Heretic résiste et brandit la liberté d'expression des consommateurs, ainsi que son statut d'hébergeur protégé par la loi.

La justice distingue l'« arnaque » de la vraie diffamation

En septembre 2022, le tribunal de commerce de Paris rend un jugement. Les magistrats établissent une frontière cruciale dans le vocabulaire des internautes mécontents. Le terme « arnaque » passe la rampe. D'après le juge, il « peut être considéré comme entrant dans le langage courant pour dénoncer un mécontentement », selon les juges.

Mais attention à ne pas franchir la ligne rouge ! Les accusations d'escroquerie, d'abus de confiance ou les appels à « porter plainte » caractérisent des « propos de nature à jeter le discrédit », selon la décision. On découvre ici une espèce de cartographie judiciaire du vocabulaire autorisé, qui révèle toute la subtilité de l'approche française.

Heretic, l'éditeur de la plateforme Signal-arnaques.com, écope finalement de 25 000 euros d'amende pour avoir traîné à supprimer les commentaires les plus virulents. Une sanction mesurée, qui reconnaît à la fois le droit légitime des consommateurs à râler, et la nécessité de protéger les entreprises des attaques non fondées. Mais Heretic n'en avait pas terminé.

Le géoblocage consacré comme parade ultime face aux avis dénigrants

L'histoire prend un tournant inattendu entre 2022 et 2025. Heretic a mis en place une stratégie technique assez redoutable : le géoblocage. En somme, les contenus litigieux restent accessibles partout dans le monde, sauf en France, où ils ne sont plus visibles.

En juin 2025, à l'issue de la procédure d'appel, nouveau coup de théâtre ! La Cour d'appel de Paris a validé la pratique d'Heretic. Pour les magistrats, géobloquer l'accès depuis la France équivaut bel et bien à supprimer les contenus au sens de la LCEN, la loi pour la confiance sur l'économie numérique. « La mesure de géoblocage ne permet plus aux internautes français d'accéder à ces commentaires », tranchent les juges.

Nous avons donc une entreprise britannique qui vendait des documents en ligne avec des abonnements cachés, et qui a énervé des clients français. Ces clients sont allés se plaindre sur un site d'avis négatifs, alors, l'entreprise a attaqué en justice pour faire supprimer ces commentaires. Le site a trouvé une astuce technique : au lieu de supprimer les avis, il les a géobloqués, cachés uniquement aux internautes français, et la justice hexagonale a dit que cela revenait à la même chose que de les supprimer !

Eoservices, qui réclamait cette fois 500 000 euros de dommages supplémentaires, n'a pas obtenu autant. La société Heretic est bien condamnée à payer 25 000 euros pour préjudice moral, et 10 000 euros pour avoir publié des commentaires jugés dénigrants sans avoir retiré ces derniers malgré leur signalement. Et si la géolocalisation devenait l'arbitre des conflits numériques de demain ?