La psychiatrie moderne, malgré ses progrès considérables réalisés au cours des dernières décennies, peine encore à concilier la complexité du vécu humain avec des outils de mesure suffisamment objectifs. Une lacune, qui pourrait être comblée par la masse de données comportementales que nos smartphones enregistrent constamment. Une manne de traces numériques, qui servent aujourd'hui principalement les publicitaires et les entreprises, mais que l'on pourrait exploiter à des fins plus vertueuses : comprendre comment les fluctuations de nos comportements numériques reflètent aussi celles de notre équilibre intérieur.

Nos smartphones, en collectant passivement nos données, représentent à la fois un risque pour notre confidentialité, mais sont devenus, a contrario, de puissants outils d'analyse comportementale qui pourraient s'avérer extrêmement précieux. Des chercheurs de l'Université de Pittsburgh et de l'Université du Minnesota voient en elles un énorme potentiel : GPS, accéléromètre, appels, durée d’écran allumé, heures de sommeil, etc.
Autant d'informations qui pourraient aider à repérer des schémas comportementaux dont les personnes ne sont pas forcément conscientes et qui échapperaient à l'œil des cliniciens. Ces indicateurs, combinés et analysés à grande échelle, pourraient permettre de mieux comprendre les dynamiques sous-jacentes à certains troubles mentaux : anxiété, dépression, retrait social, trouble de la personnalité narcissique, etc.
Leur étude, parue le 3 juillet dans la revue JAMA Network Open, a démontré pour la première fois que l'ensemble des données issues des capteurs intégrés à nos téléphones pourraient être corrélés à des dimensions transdiagnostiques. Une notion clé de la psychiatrie contemporaine, visant à dépasser la logique des étiquettes pour analyser les mécanismes sous-jacents communs aux troubles mentaux.
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Nos smartphones : les nouvelles loupes numériques de la psychiatrie
L'équipe des deux université, composée de quatre chercheurs, a ainsi analysé les données anonymisées de 557 participants issues de l’étude ILIADD (Intensive Longitudinal Investigation of Alternative Diagnostic Dimensions), menée à Pittsburgh au printemps 2023. Les participants ont accepté de transmettre, pendant plusieurs semaines, les données générées par leur smartphone : leur position GPS, les distances parcourues, le temps passé à domicile, la fréquence des appels, la durée d’utilisation de l’écran ou encore les périodes de sommeil estimées. Ces informations ont ensuite été mises en parallèle avec des questionnaires psychologiques remplis par les volontaires eux-mêmes (auto-évaluation).
Pour relier les données issues des smartphones aux profils psychiques rapportés par les volontaires, les chercheurs ont utilisé Mplus, un logiciel de référence en psychologie quantitative permettant de modéliser des tendances derrière les comportements observés. L'idée était de corréler ces informations à six axes comportementaux et émotionnels : internalisation, détachement, désinhibition, antagonisme, désordre de la pensée et symptômes somatoformes (troubles physiques sans cause médicale apparente). En procédant de cette manière, les chercheurs ont souhaité savoir s'il était possible de vérifier si les schémas comportementaux détectés par les capteurs reflétaient fidèlement ces grandes dimensions du fonctionnement psychologique.
Les résultats ont montré que les données des capteurs corrélaient assez précisément avec ces six dimensions. Mais, plus intéressant encore, elles mettaient en évidence un facteur commun qui les reliait entre elles. Les chercheurs l'ont nommé le p-factor (pour pathology factor). Ce marqueur théorique exprime ce que toutes les formes de mal-être ont en commun : une fragilité psychique de fond, difficile à isoler mais mesurable statistiquement.
«Vous pouvez l’imaginer comme un diagramme de Venn [NDLR : une représentation graphique où les ensembles se chevauchent pour montrer leurs éléments communs, voir ci-dessous]», explique Colin Vize, co-auteur de l'étude. « Le p-factor, c’est la zone où tous les cercles des troubles se chevauchent. Ce n’est pas un comportement en soi, mais ce qu’ils partagent tous », précise-t-il.
En identifiant ce facteur commun, les chercheurs proposent une autre grille de lecture à apposer sur les troubles mentaux : ne pas les considérer une somme de maladies isolées, mais comme les déclinaisons diverses d’une même prédisposition mentale. Nos données numériques, lorsqu’elles sont agrégées et interprétées de cette manière, permettraient de construire une forme de « carte comportementale » où se devinent les fragilités partagées entre différentes formes de troubles.
Une psychiatrie 3.0 grâce à la puissance des données ?
À long terme, les chercheurs imaginent qu'il serait possible de développer des applications spéciales, qui viendraient en aide aux cliniciens pour qu'ils puissent suivre à distance les comportements de leurs patients entre deux rendez-vous. « Nous ne sommes pas toujours les meilleurs témoins de ce que nous ressentons », souligne Vize. « Nous oublions souvent des détails, ou nous les minimisons. Mais avec le passive sensing [NDLR : collecte automatique de données comportementales via les capteurs d’un smartphone], nous pouvons recueillir des informations de manière non intrusive, pendant que les gens vivent simplement leur quotidien », ajoute le chercheur.
Même si ces résultats sont très prometteurs, il y a une limite méthodologique importante à cette technique, dont les chercheurs sont parfaitement conscients. Les corrélations observées ne valent qu’à l’échelle du groupe : elles indiquent qu’un certain type de comportement est associé à un profil psychologique particulier, sans permettre de tirer une conclusion clinique individuelle. Les corrélations établies restent donc probabilistes et non explicatives d'une personne à l'autre. « C’est une première étape encourageante, mais il nous reste encore un long chemin à parcourir avant que cette approche puisse réellement trouver sa place en clinique », tempère Vize.
Comme c'est le cas des IA médicales (comme celle développée par Apple, par exemple), un tel dispositif, s'il existe un jour, n'aura pas pour vocation à se substituer au jugement du clinicien. Il viendrait en renfort, comme un outil d'observation supplémentaire l'aidant à prolonger son regard clinique : objectiver ce qui relève normalement de l'intuition. Vize est clair sur ce point : « Je ne pense pas que cela puisse remplacer un traitement ». Comprendre un ensemble de données ne revient pas à comprendre l'état d'une personne : c'est là que doit intervenir le thérapeute, qui est le seul à pouvoir donner un sens en reliant l'objectif (données froides su smartphone) au subjectif (le vécu des patients).
Source : University of Pittsburgh