Imaginez un nuage colossal, des millions de fois plus massif que le Soleil, tapi dans notre propre Galaxie. Il est complètement invisible, mais suffisamment massif pour perturber son équilibre gravitationnel. C’est peut-être la première fois que les astronomes mettent la main sur une « sous-structure » de matière noire, à quelques encablures seulement de notre voisinage cosmique.

 Le plus grand mystère de l'Univers se cacherait-il à nos portes ? © Denis Belitsky/ Shutterstock
Le plus grand mystère de l'Univers se cacherait-il à nos portes ? © Denis Belitsky/ Shutterstock

Pour l'œil de la cosmologie moderne, la matière noire est quasiment un non-sens ; elle n'émet aucune lumière, échappe au regard de nos instruments, ne reflète rien, et son existence ne se trahit qu'à travers la force gravitationnelle qu'elle exerce sur son environnement. Les astrophysiciens estiment qu’elle est cinq fois plus abondante que la matière ordinaire et qu’elle constitue l’armature de l'entièreté des galaxies qui peuplent l'Univers.

Notre Voie lactée elle-même, comprenant entre 200 et 400 milliards d'étoiles, est prisonnière d'un gigantesque halo de matière noire, qui pèserait un millier de milliards de Soleils. Selon la théorie dominante actuellement dans les cercles scientifiques, ce halo serait ponctué de « sous-halos », de plus petites structures capables d'influencer le mouvement des étoiles et des nuages de gaz.

Après la récente découverte du lien entre exoplanètes et matière noire de la part de chercheurs de l'Université de Californie au mois d'août, c'en est une autre, au moins aussi importante, qui nous vient de l’université d’Alabama à Huntsville. L'astrophysicienne Sukanya Chakrabarti, en collaboration avec son équipe, pense justement avoir repéré l'un de ces sous-halos.

Un amas de dix millions de masses solaires, situé à proximité de notre voisinage galactique. « Nous avons passé en revue toutes les bases de données possibles. Rien n’indique la présence d’un amas d’étoiles, ni de gaz moléculaire, ni même d’un trou noir supermassif qui surpasserait celui du centre galactique », explique-t-elle. « Nous ne savons pas encore, mais nous pensons qu’il est plus probable qu’il s’agisse d’un sous-halo ». Leurs travaux ont été publiés le 4 septembre sur la plateforme arXiv ; une étude baptisée Detection of a dark matter sub-halo near the Sun from pulsar timing.

Pour Niayesh Afshordi, astrophysicien au Perimeter Institute (Waterloo, Canada) se montre réservé sur la solidité des preuves, mais salue tout de même la méthodologie employée par ses confrères : « C’est un début enthousiasmant d’une nouvelle ère. C’est le commencement d’un nouveau type d’astronomie », estime-t-il, espérant que cet objet ne soit que « la partie émergée de l’iceberg ».

Les pulsars, miroirs gravitationnels de l'Univers caché

Pour parvenir à ces conclusions, Chakrabarti et ses collègues ont observé les pulsars. Des vestiges d’étoiles mortes tournent sur eux-mêmes à une vitesse vertigineuse et envoient des signaux radio réguliers, exactement comme le ferait un phare aux abords d'une plage. Leurs émissions sont tellement régulières qu'ils sont de formidables outils de détection pour les astronomes, particulièrement lorsqu'un pulsar est en couple avec une autre étoile. Si tel est le cas, il est possible de mesurer son orbite avec une extrême précision, parfois au millième de seconde près.

Ainsi, l'équipe de Chakrabarti a analysé plus de dix ans d'archives radio sur 27 systèmes binaires de pulsars (un pulsar et son étoile). Normalement, leurs orbites tendent à se rétrécir avec le temps, principalement en raison de la dissipation d’énergie en ondes gravitationnelles, de petites oscillations de l’espace-temps créées par leur rotation.

De cette manière, les chercheurs ont constaté que l'orbite de certains pulsars se contractait plus vite que la normale. Plusieurs de ces cas se concentraient dans la même portion de la Voie lactée, une coïncidence difficile à expliquer autrement que par la présence de ce fameux nuage, ce sous-halo qui les tracterait avec une intensité impossible à attribuer à des étoiles ou du gaz.

L'idée d'un éventuel trou noir, situé à cet endroit, est, elle aussi, presque impossible à défendre ; celui-ci devrait être encore plus massif que celui du centre galactique (Sagittarius A*), ce qui est invraisemblable, puisqu'il aurait déjà été détecté. Inversement, un halo de matière noire serait le parfait coupable : totalement invisible aux télescopes, mais parfaitement lisible dans les chronomètres cosmiques que sont les pulsars.

 Les trous noirs primordiaux, formés lors des débuts de l'univers, pourraient être une composante majeure, voire la totalité, de la matière noire. © buradaki / Shutterstock
Les trous noirs primordiaux, formés lors des débuts de l'univers, pourraient être une composante majeure, voire la totalité, de la matière noire. © buradaki / Shutterstock

Une anomalie spatiale qui pourrait marquer l'histoire de la cosmologie

Tout le monde ne se dit pas encore convaincu. Comme le rappelle Mike Boylan-Kolchin, astrophysicien à l’Université du Texas à Austin, « il faudra beaucoup plus d’indices pour que la communauté considère cela comme une véritable détection ». Les mesures de l'équipe de Chakrabarti pourraient s'expliquer autrement (erreurs statistiques ou autres objets astrophysiques), mais si l'existence de ce nuage venait à être confirmé, les implications en seraient considérables. Pour la toute première fois, nous pourrions ancrer dans le réel ce qui ne relevait que de la théorie : oui, la matière noire serait bien la charpente des galaxies.

Si l'on en croit les observations de Chakrabarti, la masse de ce nuage parait distribuée de façon inégale, ce qui laisse à penser qu'une matière noire différente existerait de celle que l’on imaginait. « Voilà, selon moi, ce qu’il y a de plus enthousiasmant », continue Boylan-Kolchin.

Quelle sera la suite ? Multiplier encore les observations, les mesures et aiguiser les méthodes d'observation. Les réseaux de radiotélescopes qui surveillent des dizaines de pulsars dans l’espoir de détecter le fond d’ondes gravitationnelles servent aussi, indirectement, cette recherche. Leurs relevés, gagnant en précision avec les années, aideront à infirmer ou confirmer l'hypothèse de ce sous-halo. « Avec les observations à venir, la précision va s’améliorer », se réjouit Chakrabarti.

S'il existe bel et bien, c'est que d'autres sous-halos existent ailleurs, et l’on pourrait alors enfin affirmer que notre Galaxie, comme toutes les autres, en est constellée. La matière noire perdrait ainsi son statut d'objet théorique, pour devenir un sujet d'étude à part entière. Ce serait offrir aux pionniers qui ont travaillé sur le sujet ; Fritz Zwicky dans les années 1930 ou Vera Rubin dans les années 1970 ; la validation qu'ils n'ont jamais eu de leur vivant : « la masse manquante » était là, sous nos yeux.

Source : Science