Assister au tout premier pas de la vie en laboratoire, celui qui s'est produit il y a plus de quatre milliards d'années dans les océans primitifs ? Une équipe de chimistes britanniques affirme y être parvenu. En provoquant la rencontre entre l'ARN (le support de l'information génétique) et les acides aminés (molécules unitaires formant les protéines), ils ont obtenu une des unions moléculaires les plus importantes à l’origine de la synthèse des protéines.

Une découverte fondamentale rapportée le 27 août dans la revue Nature, qui soulève de nouveau cette grande question qui hante l'humanité depuis son apparition : comment la vie a-t-elle émergée de la matière inerte ? Nous savons que, quelque part dans les océans primordiaux, des molécules simples se sont assemblées jusqu’à former les premiers organismes capables de se répliquer. Par quel mécanisme cette grande transformation a-t-elle eu lieu ? C'est là que le questionnement devient intéressant, car il n'y a encore à ce jour, aucun consensus réel à ce propos.
En effet, depuis 70 ans, deux grandes hypothèses dominent ce débat. La première, appelée hypothèse du monde à ARN, avance que l'acide nucléique, capable de stocker l'information génétique et de catalyser les réactions chimiques, aurait été le premier moteur à donner l'élan à la vie. La seconde, l'hypothèse des thioesters, suppose, de son côté, que des molécules très riches en énergie auraient fourni l'impulsion nécessaire à l'apparition de la vie.
Malgré toutes les avancées en biologie et en génétique que nous avons accomplies, aucune expérimentation n'avait permis de montrer comment l’ARN et les acides aminés pouvaient s’unir spontanément dans un environnement comparable à celui de la Terre primitive. Une étape pourtant essentielle pour démêler cette problématique, car toute forme de vie que nous connaissons repose sur la synthèse de protéines à partir des instructions codées dans l’ARN. Comme l’explique Matthew Powner, chimiste à l’University College London, « la vie moderne utilise une machine moléculaire immensément complexe, le ribosome, pour fabriquer des protéines. Notre objectif est de comprendre comment un processus aussi sophistiqué a pu émerger à partir de réactions chimiques très simples ». C'est ce maillon manquant que cette équipe de l'University College London affirme avoir trouvé.
Le soufre, carburant des premiers pas du vivant
L’équipe menée par Jyoti Singh et Matthew Powner a préféré suivre une piste expérimentale différente pour reproduire l’étape de la chimie prébiotique qui aurait rendu possible l'émergence de la vie. Les tentatives précédentes utilisaient des molécules hautement réactives, mais trop fragiles : dans l’eau, elles se décomposaient rapidement, empêchant toute liaison stable avec l’ARN.
Les chercheurs ont donc essayé avec des thioesters, composés énergétiques formés de carbone, d’oxygène, d’hydrogène et de soufre. Ces molécules sont connues pour être des intermédiaires clés dans de nombreuses réactions biologiques (par exemple, dans la fabrication d’acides gras).
Les thioesters sont jugés plausibles du point de vue prébiotique : les géochimistes pensent qu’ils étaient abondants dans les océans primitifs, issus de réactions entre le soufre et des molécules organiques simples. Dans cette expérience, ce sont eux qui ont apporté l’énergie nécessaire pour permettre aux acides aminés de s’arrimer à l’ARN.
« Nous avons réalisé la première étape de ce processus complexe, en utilisant une chimie très simple, dans l’eau, à pH neutre », souligne Powner. « La réaction était spontanée, sélective, et aurait pu se produire sur la Terre primitive », continue-t-il.
Un pas de géant pour la biologie et la biochimie, car elle unit finalement les deux hypothèses, citées en introduction, considérées comme concurrentes depuis qu'elles ont été formulées. Selon Powner, « notre étude unit les deux théories dominantes sur l’origine de la vie : l’hypothèse du monde à ARN, où l’on propose que l’ARN auto-réplicatif ait joué un rôle fondamental, et l’hypothèse des thioesters, qui voit dans ces molécules riches en énergie la source chimique des premières formes de vie ».
Pourquoi est-ce si important ? Parce que cela rapproche la théorie de l’expérience dans un domaine resté longtemps spéculatif et que nous avons désormais sous la main une preuve concrète nous reliant à nos origines biologiques.

Un maillon essentiel retrouvé dans l’histoire de la vie
Il reste évidemment beaucoup de chemin à parcourir, car les chercheurs ne prétendent pas avoir recréé la vie en éprouvette, mais ils ont démontré qu'une molécule d'ARN pouvait se lier de façon sélective à des acides aminés dans des conditions proches de la Terre primitive.
La prochaine étape sera de vérifier si ces liaisons s’effectuent de manière non aléatoire, c’est-à-dire si certains acides aminés sont préférentiellement « recrutés » par l’ARN. Si une telle sélectivité existait, elle serait l’ébauche d’un code génétique primitif, capable de guider la formation de peptides fonctionnels, étape indispensable vers l’émergence d’un système rudimentaire de production de protéines.
Comme le rappelle Powner, « comprendre l’origine de la synthèse des protéines est fondamental pour comprendre d’où vient la vie. Notre étude est un grand pas vers cet objectif, en montrant comment l’ARN aurait pu commencer à contrôler la production de protéines ».
Singh, quant à lui, esquisse déjà à quoi pourrait ressembler la suite et pousse un cran plus loin les projections : « Imaginez le jour où les chimistes prendront de petites molécules simples (carbone, azote, hydrogène, oxygène, soufre) et, à partir de ces pièces de Lego, formeront des molécules capables d’auto-réplication. Ce serait une étape monumentale pour résoudre la question de l’origine de la vie ». Leur travail actuel, ajoute-t-il, « nous rapproche de cet objectif en démontrant comment deux pièces de Lego primordiales, les acides aminés activés et l’ARN, ont pu construire des peptides, ces chaînes d’acides aminés essentielles à la vie ».
Ce travail de l'University College London vient donc de démontrer que les fondements qui supportent toute la biologie telle que nous la connaissons, pouvait déjà exister avant l'apparition des premières cellules. À cet égard, il faut de ce fait la considérer comme un prolongement des grandes découvertes du siècle dernier : structure de l'ADN en 1953 ou celle des ribozymes par Thomas Cech et Sidney Altman, prix Nobel en 1989, qui avait déjà réhabilité l’ARN comme acteur central du vivant. Peut-être assistons-nous à la naissance d'un nouveau chapitre du grand livre de la biologie moléculaire ?
Source : Science Alert