OpenAI, Perplexity, Opera, Google, Microsoft : tous les géants du Web semblent avoir cédé à la fièvre du navigateur IA, ou navigateur agentique. Et tous promettent de révolutionner notre façon de naviguer sur le web avec des algorithmes de plus en plus sophistiqués. Mais pas un seul ne semble s'être vraiment posé les bonnes questions : quel en est l'intérêt, qui s'en servira et quelles seront les conséquences ?

Entre des performances décevantes, des failles de sécurité béantes, des modèles économiques inexistants et des impacts destructeurs à plusieurs niveaux, non, la révolution n'aura pas lieu. En tout cas, pas tout de suite. Car les premiers retours d'expérience révèlent un fossé colossal entre le marketing et la réalité.
1 - Une prise en main décevante
Les démos d'OpenAI pour Atlas, celles de Perplexity pour Comet ou celle de Microsoft, qui vient tout juste de dévoiler son Copilot Mode pour Edge, donnent l'impression d'assister à une révolution. La réalité est nettement moins enthousiasmante. Atlas nécessite 16 minutes pour réserver un vol - et se trompe parfois de date dans la foulée. Comet demande 10 minutes pour ajouter trois articles à un panier. Des tâches qu'un utilisateur lambda accomplit manuellement en quelques clics et en deux fois moins de temps. Même chose du côté d'Opera Neon, lequel s'est même permis d'inventer une adresse email de confirmation et un numéro de téléphone en tentant de réserver une table de restaurant.
Selon une étude de Gartner, les agents IA qui pilotent ces navigateurs afficheraient un taux d'erreur de 70% sur certaines tâches bureautiques. Le cabinet d'analyse prévoit que 40% des projets d'IA agentique seront abandonnés d'ici 2027. Les raisons ? Un manque de fiabilité, des performances en deçà des attentes et une complexité d'utilisation qui contredit l'objectif initial de simplification.
Et on aurait dû s'en douter. Alors que les interfaces graphiques ont permis de s'affranchir des lignes du terminal, ici, le navigateur IA nous projette dans le passé en nous "invitant" à saisir une commande pour réaliser une action.…

2 - Un niveau de sécurité bâclé
Les vulnérabilités des navigateurs IA ne sont pas de simples failles qu'il est possible de patcher en quelques heures. Ces brèches découlent tout droit de leur architecture. Tous ces navigateurs sont sensibles aux "prompt injection attacks" : n'importe quelle page web vérolée peut prendre le contrôle total du navigateur et déclencher des actions non désirées.
Les chercheurs de Brave ont démontré qu'un simple commentaire Reddit contenant des instructions cachées pourrait forcer un navigateur agentique à effectuer des transferts bancaires ou à partager des données confidentielles. Le principe est simple : les LLM qui pilotent ces navigateurs ne savent pas distinguer les instructions légitimes des données qu'ils traitent. Quand un agent lit une page web, il peut interpréter du texte malveillant comme une commande à exécuter. La sandbox de Chrome - cette bulle de sécurité qui isole le navigateur du reste du système - peut être contournée par ces attaques. Une page web malveillante pourrait forcer le navigateur à exécuter du code arbitraire, accéder à des zones mémoire sensibles et compromettre complètement la machine.
Le CISO d'OpenAI reconnaît que "l'injection de prompts reste un problème de sécurité non résolu". Perplexity admet que cela "exige de repenser la sécurité depuis les fondations". Et donc ? On fait quoi ?.
À l'inverse, les navigateurs traditionnels ne présentent pas ces risques car ils se contentent d'afficher du contenu sans l'interpréter comme des instructions. Palo Alto Networks estime que les entreprises refuseront massivement ces outils IA tant que ces vulnérabilités persisteront.
3 - C'est l'internaute surveillé qui travaille pour l'IA
À l'instar des chatbots IA, ces navigateurs collectent un volume de données sans précédent : documents confidentiels, brouillons jamais publiés sur les réseaux sociaux, historique complet de navigation, temps passé sur chaque page.
Plusieurs navigateurs agentiques transmettent le contenu intégral des pages consultées à leurs serveurs pour permettre à l'IA de les analyser. Des pratiques qui violent probablement le RGPD en Europe et enfreignent HIPAA et FERPA aux États-Unis. Déjà aux prises avec l'UE, Google et Microsoft n'ont - sans suprise - pas osé sortir leur édition IA de Chrome et Edge, mais OpenAI et Perplexity ne s'en sont pas privés.
Et c'est l'utilisateur lui-même qui ouvre la boite de Pandore. OpenAI pousse les utilisateurs à activer "memories" et "Ask ChatGPT" pour enrichir ses bases d'apprentissage. Ces navigateurs utilisent leurs utilisateurs comme proxy pour accéder à du contenu que les IA ne pourraient jamais scraper seules - sites protégés par des paywalls, espaces privés, contenus nécessitant une authentification… ou simplement les magazines refusant de voir leurs pages passées au crible par les robots d'indexation des moteurs IA.
4 - La fin d'un Web riche et ouvert
Contrairement à un navigateur traditionnel qui affiche des pages web et leurs liens, Atlas synthétise leur contenu et vous le présente directement dans son interface. L'utilisateur ne visite jamais les sites sources : il consulte uniquement la version reformulée par l'IA d'OpenAI. Cette médiation pose un double problème. D'abord, elle supprime la navigation libre — impossible d'explorer le web par soi-même, de suivre un lien, de comparer plusieurs sources. Ensuite, elle transforme OpenAI en gatekeeper : l'entreprise décide quelles informations sont pertinentes, comment les présenter, et ce qui mérite d'être montré ou occulté. Souvenez-vous, aux premières heures du Web, AOL avait tenté de vous cloisonner dans son navigateur. Voilà où nous en sommes 30 ans plus tard.
Les éditeurs auraient déjà perdu entre 30 et 70% de leur trafic référent avec l'arrivée des résultats AI zero-click de Google Overviews. Si pour l'heure la France est épargnée, la technologie est répandue outre-Atlantique mais également en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Autriche, au Portugal, en Pologne et en Irlande. Les navigateurs agentiques franchissent donc une étape supplémentaire en supprimant définitivement tout lien vers les sources.
Mais alors, comment monétiser un lecteur qui ne visite jamais votre site ? Mediavine, régie publicitaire représentant des milliers d'éditeurs, réclame "crédit, compensation et contrôle". Non, ce n'est pas nouveau, on se souvient que Google News se servait allègrement des contenus journalistiques avant d'être trainé en justice par les médias. Aujourd'hui, ces revendications prennent encore plus d'importance puisque ces géants détiennent désormais les clés d'accès au web.
D'un côté les IA ont besoin du contenu des éditeurs pour fonctionner, mais de l'autre elles détruisent leur capacité à le produire.
5 - L'IA, le diesel de la tech
Selon une étude de Kanoopi, une requête ChatGPT émet en moyenne 68g de CO2 contre 0,2g pour une recherche Google. Soit 340 fois plus. Or, les navigateurs agentiques traitent chaque action comme une requête IA. De fait, ils aggravent donc considérablement l'impact environnemental du web. Google a vu ses émissions augmenter de 48% depuis l'intégration de l'IA dans ses services.
Et les projections donnent le vertige : l'IA pourrait dépasser la consommation électrique de la France d'ici 2030. Chaque clic, chaque page chargée, chaque interaction avec un navigateur IA sollicite des datacenters gourmands en énergie. Google affirme avoir réduit le coût énergétique de ses requêtes IA de 33 fois en un an, mais ces gains d'efficacité sont anéantis par l'explosion du volume de requêtes.
Non seulement les géants de la tech promeuvent des solutions "intelligentes" au détriment de la planète, mais en plus ces dernières ne s'avèrent pas efficaces. Difficile, alors, de ne pas s'interroger sur la pertinence réelle même de ces outils….
6 - Le modèle économique fantôme d'une cible imaginaire
Malgré des centaines de millions d'utilisateurs, OpenAI perd de l'argent. Selon Reuters, la société a généré 4,3 milliards de dollars de revenus au premier semestre 2025, mais a aussi dépensé 6,7 milliards de dollars rien qu’en R&D, en plus d’environ 2,5 milliards de dollars de pertes opérationnelles. Comment Comet, Dia ou les autres peuvent-ils espérer survivre ?
Les coûts d'infrastructure sont pharaoniques : serveurs IA, bande passante pour traiter chaque requête, équipes de développement pour maintenir des systèmes complexes. Microsoft prévoit pas moins de 80 milliards de dollars à son budget. Les revenus hypothétiques reposent sur des tarifs que le grand public n'est pas prêt à payer pour un navigateur. Le marché des navigateurs a toujours été difficile à monétiser en dehors du duopole Google-Apple. Opera Software et Mozilla en savent quelque chose. Les navigateurs agentiques ne feront qu'aggraver cette réalité.
Pour utiliser Opera Neon, il faudra débourser 19 dollars par mois, contre 24 dollars pour faire usage de l'IA dans Perplexity Comet et 23 euros par mois pour disposer des agents dans ChatGPT Atlas. Or la base d'utilisateurs est microscopique : l'équation économique ne fonctionne pas.
Car, franchement, qui a vraiment besoin d'un navigateur agentique ? Les cas d'usage marketing évoquent le "knowledge worker", celui qui gagnerait un temps précieux. Mais ce persona relève plus de la fiction commerciale que de la réalité sociologique. Les tâches que ces navigateurs automatisent - réserver un vol, comparer des produits, remplir des formulaires - sont déjà simples à accomplir manuellement.
Les early adopters technophiles constituent un marché de niche, pas une base suffisante pour justifier les investissements colossaux. Les plugins et extensions de navigateurs existants remplissent déjà ces fonctions pour beaucoup moins cher, sans les problèmes de sécurité et de confidentialité.
7 - Le sacrifice de l'accessibilité
Certains experts affirment que les agents IA rendront l'accessibilité web obsolète puisque l'agent pourra "voir" pour l'utilisateur non-voyant. En d'autres termes, il sera donc à la merci d'une poignée d'algorithmes, une promesse qui masque une régression dangereuse.
Les standards d'accessibilité comme WCAG (Web Content Accessibility Guidelines), fruits de décennies de progrès, disparaissent au profit d'interfaces optimisées pour l'IA. Les utilisateurs handicapés d'une déficience visuelle doivent-ils en plus perdre leur autonomie en déléguant tout à une IA qui, nous le savons bien, peut se tromper, voire halluciner ?
Le site spécialisé DoubleTab estime que ChatGPT Atlas n'est pas prêt et que "les utilisateurs devraient attendre". Mais attendre quoi ? Que la technologie daigne les inclure ? Les navigateurs traditionnels multiplient les options d'accessibilité tandis que les navigateurs agentiques, dans leur course à l'automatisation, semble les négliger complètement.
Les navigateurs agentiques cumulent les tares : performances décevantes, failles de sécurité béantes, surveillance invasive, appauvrissement et cloisonnement des contenus web, impact environnemental catastrophique, modèle économique inexistant, et régression en matière d'accessibilité. Et pourtant, même les plus grands éditeurs, désespérément en quête d'innovation, ont mis des œillères et se sont engouffrés dans cette brèche en injectant des milliards. Mais cette révolution n'aura pas lieu de sitôt.
Alors en attendant, choisissez-vous donc un navigateur efficace.