« Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ». La petite phrase s’est imposée comme alibi commode pour étendre la surveillance et mettre la pression sur les outils qui protègent réellement nos données. Des caméras aux projets de scan des messages, jusqu’au cas GrapheneOS, ce discours finit par transformer la vie privée en suspect permanent, alors qu’elle reste un droit qu’il faut assumer et défendre, en ligne comme ailleurs.

Vous n'avez rien à cacher ? Si, et c'est votre droit. © alice-photo / Shutterstock
Vous n'avez rien à cacher ? Si, et c'est votre droit. © alice-photo / Shutterstock

Surveiller les rues, les téléphones, les messages, les recherches web. Depuis vingt ans, la promesse d’une sécurité renforcée sert de justification à des dispositifs de surveillance toujours plus intrusifs. Dans ce récit, celles et ceux qui défendent leur vie privée sont priés de se taire. On leur oppose un slogan tout trouvé, devenu réflexe de débat, selon lequel « si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ». Ce raccourci est dangereux. Il écrase la notion d'intimité, prépare l’acceptation de mesures de surveillance de masse et finit par criminaliser les outils qui protègent réellement vos données.

Rien à cacher, l'amalgame qui a bon dos

Évocation à peine dissimulée de 1984 de George Orwell, le « rien à cacher » sert d’abord à légitimer les sociétés de surveillance. Au début des années 2010, le Royaume-Uni en faisait même un mantra officiel pour justifier le déploiement national d’un réseau de vidéosurveillance composé de plusieurs millions de caméras CCTV. « If you have nothing to hide, you have nothing to fear ». Autrement dit, si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’êtes pas censé voir d’inconvénient à ce que l’État observe vos faits et gestes.

Depuis, l’idée a fait son chemin. Elle infuse des discours politiques, dans des notes de services de renseignement, dans des tribunes qui réclament plus de pouvoirs pour la police ou les services secrets, sans même chercher à l’enrober. Si vous refusez d’être enregistré, tracé ou scanné en permanence, c’est que vous avez quelque chose à vous reprocher. La vie privée devient alors un privilège suspect, une sorte de cagibi dans lequel on imaginerait cacher ses comportements illégaux ou moralement douteux.

On retrouve aujourd’hui cette logique dans les débats européens autour du projet Chat Control, qui vise à imposer le scan systématique des contenus pour lutter contre les abus sexuels sur mineurs, y compris dans des messageries chiffrées. Plusieurs textes envisagent l’analyse automatisée des messages, images et vidéos, parfois directement sur l’appareil, avant même le chiffrement. Dans le même mouvement, les chefs de police européens, sous la bannière d’Europol, appellent à régulièrement à « agir » contre le chiffrement de bout en bout, et des responsables politiques plaident pour que les plateformes ouvrent leurs messageries aux services d’enquête. En France, la loi Narcotrafic a même tenté d’ordonner aux services chiffrés de fournir les clés permettant de lire les échanges avant que la mesure ne soit retirée.

Ces projets n’ont pas (encore) tous abouti, mais ils ont quand même fait une partie du travail. Petit à petit, l’idée selon laquelle le chiffrement fort serait un obstacle, quelque chose de contraignant dont il faudrait faciliter le contournement finit par sembler normale. Là encore, la justification tient en peu de mots. Un utilisateur honnête n’aurait aucune raison de s’opposer à ce que ses conversations soient passées au crible.

Sauf que le problème est double. D’abord, cette rhétorique évacue complètement la question des dérives possibles. Ensuite, elle inverse la charge de la preuve. Ce n’est plus à l’État ni aux entreprises de démontrer que leurs dispositifs sont proportionnés, strictement encadrés et nécessaires. C’est à vous de prouver que vous êtes irréprochable, en acceptant sans broncher des formes de surveillance qui s’installent partout.

La généralisation de la surveillance met à mal votre vie privée. © pixinoo / Shutterstock
La généralisation de la surveillance met à mal votre vie privée. © pixinoo / Shutterstock

Une sécurité qui fabrique surtout de l’obéissance

L’idée principale soutenue par les défenseurs de la surveillance de masse serait de mettre en place un système dissuasif, engendrant naturellement l’autodiscipline citoyenne. Se sachant potentiellement épiés au quotidien, dans n’importe quel espace public, les individus seraient plus enclins à respecter l’ordre et la loi. En découlerait une baisse de la criminalité et de l’insécurité générale sans que l’État ait à intervenir directement. Un concept qui rappelle le panoptique de Jeremy Bentham, repris par Michel Foucault (Surveiller et Punir), et, plus récemment, l’organisation de la colonie Cerclon I chez Alain Damasio (La Zone du Dehors), qui prend en compte les (r)évolutions technologiques dont profitent les sociétés de surveillance actuelles.

Si l’on pousse la logique, puisque l’espace public est sous contrôle, chacun serait censé se sentir protégé, sortir plus facilement, vivre plus sereinement. En réalité, ces dispositifs produisent autre chose. Quand on sait ou qu’on soupçonne qu’il y a des caméras partout, des micros dans certaines applis, des systèmes qui analysent les messages et les déplacements, on finit par se surveiller soi-même. On pèse ses mots, on évite certains sujets, on renonce à des recherches « par précaution », même si elles n’ont rien d’illégal. On change sa manière de se comporter, non parce que la loi l’exige, mais parce qu’on garde en tête ce regard permanent.

La surveillance ne sert alors plus seulement à réagir à des infractions, elle devient une manière de modeler la conduite au quotidien. Et ce qui devait garantir la liberté parce qu’on nous promettait de « ne plus avoir peur » finit par servir d’instrument d’asservissement, précisément parce qu’il s’appuie sur cette petite phrase qui culpabilise tout le monde. Vous n’avez rien à cacher, donc arrangez-vous pour ne jamais donner l’impression que vous pourriez avoir quelque chose à cacher.

L'auto-discipline finit par enfermer les citoyens dans une forme d'asservissement sans que l'Etat ait à lever le petit doigt, ou presque. © Nomad_Soul / Shutterstock

Quand la vie privée devient suspecte, les outils qui la protègent sont pris pour cibles

En 2025, le débat a finalement franchi un cap. Après des mois à tordre le bras des services chiffrés, poussant notamment Signal, Proton et Nym à menacer de faire leurs valises si les lois européennes et nationales les obligeaient à fragiliser leur chiffrement, voici que les détracteurs de la confidentialité changent de cible pour ne plus viser seulement des fragments de vie privée (une conversation ici, un mail là), mais tout ce qui se joue sur le téléphone lui-même.

Et c’est exactement ce qui est en train de se passer avec GrapheneOS, système d’exploitation mobile libre et orienté sécurité, utilisé notamment par celles et ceux qui souhaitent limiter la collecte de données sur leur smartphone. Une fuite de note judiciaire en France a servi de base à une série d’articles à charge reliant exclusivement l’OS à la criminalité organisée. GrapheneOS y est décrit comme un outil de trafiquants, présenté comme trop protecteur pour être honnête. Le système est accusé de rendre les téléphones inaccessibles aux forces de l’ordre, en s’appuyant notamment sur ses mécanismes de chiffrement et d’effacement sécurisé.

Finalement, l’équipe du projet a annoncé retirer tous ses serveurs d’OVHcloud et cesser d’héberger des services en France, estimant que le pays n’était plus un environnement sûr pour les projets open source centrés sur la protection des données, et dénonçant des attentes implicites de portes dérobées dans le chiffrement.

Évidemment que des criminels utilisent GrapheneOS. Comme ils utilisent des VPN, des messageries chiffrées, des navigateurs un peu sérieux, des voitures ou des SIM prépayées. Un outil qui protège efficacement attire aussi celles et ceux qui ont intérêt à se cacher, et c’est un vrai sujet pour les enquêteurs. Mais ce n’est pas là que le débat devrait bloquer, et c’est d’autant plus inquiétant que les partisans de la surveillance généralisée s’arrêtent à ce constat pour en tirer un raccourci commode, laissant entendre que si des criminels s’en servent, c’est l’outil lui-même qui pose problème. À force de raisonner ainsi, on finit par traiter les outils de protection comme la cible à abattre plutôt que de s’attaquer aux comportements criminels eux-mêmes.

Criminaliser les outils plutôt que les comportements, une dérive commune et dangereuse. © Pandagolik1 / Shutterstock

Ce que racontent vos données, même quand vous pensez n’avoir « rien à cacher »

Ce déplacement du soupçon vers les outils eux-mêmes n’est pas qu’un débat d’initiés. Il montre surtout à quel point vos données sont devenues le centre de gravité du système. La question n’est plus de savoir qui utilise ces outils, mais ce que vos propres informations racontent sur vous quand vous les laissez filer.

Si vous avez une vie privée, il faut la protéger, et aujourd’hui cela passe par la protection de vos données. Vos trajets, vos recherches, vos messages, vos photos, vos achats, vos horaires de connexion, vos réactions sur les réseaux, tout cela finit par dessiner un portrait très précis. Une partie de ce profil est visible, une autre est inférée, calculée, projetée par des systèmes qui croisent vos traces avec celles de millions d’autres personnes. Vous pouvez décider de ne pas parler de votre santé, de votre orientation sexuelle, de vos opinions politiques ou de votre situation familiale. Vos données, elles, parlent à votre place.

Protéger ces données, c’est d’abord défendre un droit individuel. Le droit de choisir qui sait quoi de vous, dans quel contexte et jusqu’à quel point. Le droit d’avoir des zones qui ne sont pas constamment exposées à des regards automatiques. Le droit de changer d’avis, de se chercher, de se tromper, sans que cela se transforme en profil qui vous colle à la peau pendant des années. Quand vous laissez tout ouvert, vous laissez aussi la possibilité à une banque, une assurance, un employeur, une plateforme ou une administration de tirer des conclusions sur vous à partir d’indices que vous n’aviez même pas conscience d’avoir laissés.

Mais la vie privée ne se réduit pas à ce choix individuel. C’est aussi un bien collectif. Vos données racontent des choses sur vos proches, vos collègues, vos amis, vos enfants, vos voisins. En acceptant sans ciller la collecte généralisée, vous exposez aussi des personnes qui n’ont ni les mêmes ressources ni les mêmes protections. Un journaliste, une personne exilée, une personne trans, une victime de violences, un militant ou une militante n’ont pas le même rapport à la surveillance qu’un internaute très à l’aise avec l’idée de « n’avoir rien à cacher ». Quand on banalise la collecte, on banalise surtout le risque pour celles et ceux qui sont déjà les plus vulnérables.

La vie privée joue enfin un rôle de soupape pour l’ensemble de la société. Sans espaces où l’on peut parler, expérimenter, douter, se tromper sans se sentir observé en permanence, le débat public se réduit, l’autocensure progresse et les comportements se lissent. Les personnes qui ont le plus à perdre se taisent d’abord, les autres suivent, par prudence. Ce que l’on présente comme une simple question de confort individuel finit par affecter la capacité collective à critiquer, à inventer, à s’organiser.

Aujourd'hui, les promoteurs de la surveillance généralisée tendent à criminaliser l'intimité. © ozrimoz / Shutterstock

Comment reprendre la main sur sa vie privée

Il n’existe pas de solution miracle qui efface d’un coup tous les problèmes de surveillance et de collecte. En revanche, il est possible de redevenir un peu plus exigeant et exigeante sur les traces que l’on laisse et sur les outils que l’on utilise.

Le premier réflexe consiste à limiter la collecte. Réduire le nombre de comptes reliés à une même adresse principale, faire la chasse aux autorisations d’application qui n’ont aucun rapport avec le service rendu, refuser les trackers quand les sites le permettent, se montrer parcimonieux avec les cartes de fidélité et les formulaires qui demandent systématiquement plus d’informations que nécessaire. Une donnée qui n’est jamais collectée ne pourra pas être vendue, piratée ou exploitée.

Le deuxième axe concerne le choix des services. Des messageries chiffrées de bout en bout pour les échanges sensibles, des solutions de mail plus respectueuses de la confidentialité, des navigateurs et moteurs de recherche qui réduisent le pistage, des paramètres de confidentialité configurés avec un peu plus de soin. Un VPN peut compléter l’arsenal dans certains cas précis, par exemple pour sécuriser les connexions sur des réseaux publics ou limiter le profilage basé sur l’adresse IP, mais il ne règle pas à lui seul le problème de la donnée collectée par les plates-formes.

Enfin, la vie privée se joue aussi sur un terrain politique. Les débats autour de la vidéosurveillance algorithmique, du chiffrement, des projets comme Chat Control ou des boîtes noires de renseignement montrent que les règles du jeu évoluent en permanence. Suivre ces dossiers, soutenir les associations qui les documentent, exercer ses droits d’accès, de rectification, d’effacement ou d’opposition auprès des services qui stockent vos données contribue à maintenir un équilibre.

Revendiquer une vie privée, ce n’est pas vouloir disparaître, ni se placer au-dessus des lois. C’est rappeler qu’entre la transparence totale et l’opacité absolue, il existe un espace où chacun et chacune doit pouvoir respirer, se tromper, évoluer, sans être réduit à un profil figé et sans devoir s’excuser d’exister hors du regard permanent des caméras et des algorithmes. Ce n’est pas un aveu de culpabilité. C’est une condition de la liberté.

[Article mis à jour le 5 décembre 2025]

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