Indiescovery #7 | Enterre-moi, mon amour : itinéraire d’une relation textuelle

Kevin Gainche
Spécialiste gaming
26 février 2019 à 17h40
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Indiescovery 7

Indiescovery, c'est votre nouveau rendez-vous avec le jeu vidéo indépendant. Une chronique libre rédigée avec passion après 2h12 de jeu exactement. Si on vous en parle, c'est qu'on a aimé. Bonne découverte !

Avant-propos

Ou l'on parle sérieusement, pour une fois...

En matière de jeu vidéo, comme dans le reste des productions audiovisuelles (et artistiques en générales), les sujets et représentations portent le sens ; une signification, un message caché ou non, que les humains à l'origine du projet (des développeurs en l'occurrence) cherchent à faire passer à leur public. Gris, que nous avons abordé dans ces colonnes, nous parlait ainsi clairement du deuil, et de la manière de le surmonter. Stardew Valley pour sa part, se posait en critique de la vie moderne, et de l'aliénation qu'elle peut entrainer.

Pour parler de plus grosse production, évoquons rapidement le cas de Spec Ops : The Line, un TPS classique au premier abord, avec force scènes d'actions pleines de testostérones, qui cache en réalité un pamphlet acerbe sur la guerre et le syndrome de stress post-traumatique qu'elle occasionne. Un excellent jeu que je ne saurais que trop vous conseiller de vous faire si vous avez quelques heures à tuer (en plus, vous devriez pouvoir le trouver pour une bouchée de pain vu qu'il commence à dater un peu).

« Lorsque l'on joue, on s'implique »


Le jeu vidéo donc, comme le cinéma ou la musique, est un vecteur idéal pour faire passer idées et messages. Il possède même un petit quelque chose en plus dans la mesure où il s'agit d'un vecteur interactif, qui implique directement celui qui le pratique. Lorsque l'on joue, on s'implique, on vit des moments intenses, on ressent des émotions particulières. C'est même là le b.a.-ba de la discipline, et c'est ce qui rend le jeu vidéo si viscéral par moment, et c'est ce qui fait de lui un moyen idéal pour faire passer des idées, des informations et des sentiments particuliers.

C'est de ce constat, peu ou prou, qu'est né la branche du jeu vidéo que l'on nomme aujourd'hui Serious Gaming, du moins dans sa version qui consiste à utiliser le jeu vidéo comme medium pour informer le public, et l'éduquer sur certain sujet. Car en réalité, la définition stricto sensu du Serious Gaming regroupe toute une typologie de jeu, englobant aussi des jeux physiques. Le terme « Serio Ludere » est apparu aux alentours du XVème siècle en Italie et fut plus tard popularisé au XIXème siècle par les militaires qui utilisaient des simulations ludiques afin de découvrir de nouvelles stratégies.

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Au fil de vos pérégrinations, vous retrouverez des figures familières, synonymes de bons moments

Pour revenir à nos moutons, et éviter de nous abîmer dans les limbes de ce sujet intéressant, mais diablement vaste, nous allons toutefois nous contenter de parler des titres ayant des visées informatives et éducationnelles. De nombreux développeurs, spécialisés dans la discipline, utilisent en effet des mécaniques ludiques classiques, déjà éprouvées dans des cadres fictionnels ou triviaux, pour faire passer des messages forts sur le monde qui nous entoure. Dans notre société de l'information, ou tout va extrêmement vite, il n'est pas rare d'être assailli par de nombreux stimuli, des dizaines et des dizaines d'informations qui nous assaillent en permanence, à tel point que l'on finit par ne plus les voir, que l'on ne s'y intéresse plus, préoccupé uniquement par ce qui se passe dans un rayon proche de nous, à la manière d'une petite bulle.

« L'implication causée par nos choix, nos actions, rend l'information plus concrète »


En cherchant un tantinet, il est pourtant possible d'accéder à toute la connaissance dont on a besoin pour s'informer de tel ou tel sujet. Or personne ou presque ne prend plus le temps de le faire et ce pour de nombreuses raisons que nous ne listerons pas ici. Le serious gaming, en utilisant le ressort ludique, vient quelque part pallier ce problème. L'implication causée par nos choix, nos actions, rend l'information plus concrète, nous permettant de nous rendre compte presque en direct des conséquences de telle ou telle politique. De nombreux développeurs, en partenariat avec des associations ou des institutions, font ainsi le pari du jeu vidéo pour susciter une prise de conscience chez le public. Des « jeux » comme Darfur is Dying, The Uber Game, Amnesty the Game ou encore, Shame Gas sont de parfait exemple de cette démarche. C'est aussi le cas du jeu qui nous intéresse aujourd'hui : Enterre-moi, mon amour.

Enterre-moi mon amour

par The Pixel Hunt (2018)

Enterre-moi, mon amour, c'est un jeu qui a tout d'abord vu le jour sur mobile. Inspiré par des titres comme Lifeline (jouez-y, c'est très bien), il reprend le principe de l'aventure interactive narrée par le biais d'un échange de message entre deux personnages. Pensé en premier lieu pour faire vibrer sur smartphone, il reprend tous les codes d'une messagerie classique (que ce soit votre application SMS préférée, ou bien Whatsapp par exemple). Il y a quelques jour, et c'est pour ça que nous en parlons aujourd'hui, Enterre-moi, mon amour est sorti sur PC et sur Switch dans une version adaptée pour l'occasion qui perd, il faut l'avouer, un tantinet de son charme par rapport à la version originale. L'habillage typique d'une messagerie semble en effet un peu déplacé sur un écran de PC, moins naturel en tout cas. Mais ce n'est là qu'un détail anodin face à la puissance qui se dégage du travail de The Pixel Hunt.

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La découverte de ce petit lapin, un moment qui ne vous laissera pas indifférent.

Enterre-moi, mon amour, c'est l'histoire de Majd et Nour, un couple de jeunes Syriens résidant à Homs, une ville meurtrie par la guerre qui fait rage dans leur pays depuis des années. Là-bas, entre les bombes et la destruction, ils tentent de vivre une vie normale, avec leurs amis, leur famille, et les activités que la vie moderne peut offrir. La mort de la jeune sœur de Nour, va toutefois venir faire éclater ce quotidien déjà bien sombre. La jeune femme, dont la famille a presque entièrement été décimée, décide alors de faire le grand saut, et de quitter la Syrie vers un futur meilleur, en Europe. Une décision qui la séparera de Majd, et qui la fera affronter toutes les péripéties et aléas que subissent les migrants.

Le « jeu » débute au premier jour du périple de Nour, après qu'elle et Majd aient planifié du mieux possible ce départ, emmagasinant argent, provisions et objets nécessaires au voyage, établissant un plan et un itinéraire. Comme le dit la célèbre citation « Aucun plan de bataille ne survit à un contact avec l'ennemi », et c'est exactement ce qui va se passer pour Nour. À peine partie d'Homs, elle sera confrontée à ses premiers problèmes, ce qui l'obligera à modifier sa route, et sa destinée en conséquence. De votre côté, incarnant Majd, vous ne pourrez suivre ses péripéties qu'à travers les messages qu'elle vous enverra. Pendu à la messagerie, vous guetterez ses nouvelles, et pourrez à certains moments l'aider à prendre des décisions, ce qui occasionnera bien évidemment de nombreuses conséquences créant une histoire non linéaire donnant une très forte rejouabilité au titre.

« Minimaliste par essence, Enterre-moi, mon amour repose donc entièrement sur son écriture »


Minimaliste par essence, Enterre-moi, mon amour repose donc entièrement sur son écriture et sa structure narrative à embranchement dictée par les choix du joueur. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les équipes de The Pixel Hunt réalisent là une performance bluffante. Pour arriver à ce résultat, les auteurs du jeu en travaillé en étroite collaboration avec la journaliste du monde Lucie Soullier, et Dana, une réfugiée Syrienne dont elle a conté l'histoire dans l'article « Le voyage d'une migrante syrienne à travers son fil Whatsapp ». Loin d'être une adaptation pure de l'odyssée de Dana, Enterre-moi, mon amour tente de retranscrire les témoignages de nombreux réfugiés, de les synthétiser en une histoire universelle qui nous permet, de manière un édulcorée certes, de découvrir la violence de cet exode, et de la situation qui tue la Syrie à petit feu.

Sans jamais verser dans le pathos outrancier, Enterre-moi, mon amour nous livre une partition juste, qui nous fait ressentir tour à tour la peur, la tristesse, le désespoir, mais aussi la joie parfois, de Nour et de Majd. Au fil du voyage de Nour, il sera possible de constater toute la violence de cette situation d'exil forcé, mais aussi cet espoir qu'au bout du périple, la vie sera meilleure. La douleur aussi, d'être séparé des siens, d'être arraché de son pays, de sa vie, et d'être jeté en proie aux tourments d'un monde qui se fiche de vous broyer, à la violence des autres, incapables d'appréhender ce qui vous pousse à fuir. Subtil, puissant, violent, mais aussi empli d'espoir, Enterre-moi, mon amour remplit parfaitement son office, en nous confrontant, de manière ludique, à un sujet ancré dans le réel.

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La violence, omniprésente toute au long du périple de Nour, se traduira souvent par des blessures

Avec mes deux heures et douze minutes de jeu, je n'ai pas eu le temps de terminer l'histoire de Nour. Après une sortie sans encombre du territoire syrien, j'ai réussi à l'accompagner en Turquie, puis en Grèce ou elle a subi revers sur revers, pourchassée par des membres de l'Aube Dorée, arrêtée alors qu'elle tentait d'embarquer clandestinement dans un Ferry pour l'Italie, pour finir bloquée dans un camp à la frontière Bulgare. Au gré de ce périple, j'ai pu assister, impuissant, aux moments de tensions comme aux bons moments, attendant qu'elle me donne de ses nouvelles. De petites blagues pour se sentir mieux aux messages laconiques annonciateurs d'une crise de désespoir, une véritable relation naît avec ce personnage virtuel, diaphane, que l'on ne peut s'imaginer qu'à travers les phrases que l'on échange.

« Confortablement installé dans notre petit bulle, au chaud devant notre écran, les pires horreurs défilent devant nos yeux »


Racisme, horreur des camps de réfugiés, passeurs malhonnêtes, nuits d'angoisse, mort, pressions en tout genre émaillent chaque étape du récit de Nour. Cette violence, uniquement textuelle, marque profondément, et nous met face à la réalité de ce monde. Confortablement installés dans notre petite bulle, au chaud devant notre écran, les pires horreurs défilent devant nos yeux, sans que l'on ne puisse rien y faire. Et c'est sans doute là que réside la très grande force d'Enterre-moi, mon amour, et qu'il remplit parfaitement son office. Mélange parfait d'un fond puissant, viscéral, actuel et d'une forme idéale pour appuyer son propos, il coche toutes les cases du serious game sans sourciller.

Savoir si j'ai aimé Enterre-moi, mon amour ou non est à mon avis hors de propos. Je pense en effet qu'Enterre-moi, mon amour, comme les newsgame et autres serious game du même acabit, est un jeu nécessaire. Jouez-y, sur mobile, tel qu'il a été pensé en premier lieu si possible. Vivez cette expérience dans toute sa violence, toute sa beauté, et laissez-vous porter par ce récit qui en dit long sur le monde dans lequel on vit, et la perception que l'on peut en avoir.

On vous laisse avec ce trailer du jeu (déjà disponible sur Steam) :

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Commentaires (3)

Bidule200
Ça fait presque un an et demi qu’il est dispo ce jeu ˆˆ
_Ludo
Pas sur PC ; uniquement sur mobile, comme précisé dans l’artic’
Popoulo
“Au fil de vos pérégrinations, vous retrouverez des figures familières”. C’est le moins qu’on puisse dire.
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