Le numérique, nouvelle machine à broyer les emplois

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Plusieurs ouvrages récents tirent la sonnette d'alarme. L'uberisation de notre économie, associée à la robotique et à l'intelligence artificielle, pourrait menacer près d'un emploi sur deux. Les professions intermédiaires sont particulièrement visées.

On aurait aimé les croire. A grands renforts d'études commanditées auprès des cabinets de conseil les plus prestigieux, Google, Facebook ou Apple (GAFA) avancent qu'ils créent ou vont créer des centaines de milliers d'emplois directs et surtout indirects en France. A les entendre, l'e-commerce boosterait, les métiers du transport et de la logistique. Une manière pour les GAFA de redorer à bon compte leur image passablement écornée par l'exploitation sans vergogne de nos données personnelles et le recours aux circuits « d'optimisation » fiscale.

Une série d'essais parus ces derniers mois mettent à mal ces plans de communication. Croissance en berne, chômage de masse, crises financières à répétition, stagnation du pouvoir d'achat... Dans son dernier ouvrage (1), l'économiste Daniel Cohen, s'étonne que l'âge numérique ne produise pas le même effet détonateur dans l'économie que l'âge électrique un siècle plus tôt. « Nous vivons une révolution industrielle sans croissance ! ».

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Daniel Cohen, auteur de Le monde est clos et le désir infini, publié chez Albin Michel, août 2015

L'économie traditionnelle vampirisée par les barbares du web

Pour la première fois de notre Histoire contemporaine, la théorie de la « destruction créatrice » chère à Joseph Schumpeter, qui veut que chaque cycle d'innovations commence par détruire des emplois puis contribue à en créer plus qu'elle n'en supprime, n'est pas respectée. Non seulement le numérique génère en lui-même peu d'emplois - «  Google, Facebook et Twitter embauchent, à elles trois, moins que n'importe quelle firme automobile », calcule Daniel Cohen - mais il ébranle des pans entiers de notre économie. De la musique aux transports en passant par la presse, l'immobilier, l'hôtellerie, la banque et l'assurance.

« Par leur capacité à innover dans la désintermédiation et l'expérience client, des startups essentiellement américaines (Uber, Airbnb...) siphonnent, vampirisent des leaders historiques, symboles d'une économie traditionnelle, rentière et dépassée », note Bruno Teboul, coauteur d'un ouvrage décryptant le phénomène de l'uberisation de notre économie (2). Sans posséder aucun hôtel, le site de location entre particuliers Airbnb est valorisé plus de 24 milliards de dollars, soit deux fois plus que le groupe Accor à la tête des chaînes Sofitel, Pullman, Novotel, Mercure ou Ibis.

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Bruno Teboul et Thierry Picard, auteurs de L'Uberisation = Économie déchirée ?, Editions Kawa, mai 2015

Les métiers les plus menacés

Cette déflagration de l'économie classique n'est pas sans conséquence sur le marché du travail. Selon le cabinet Roland Berger, le numérique pourrait supprimer jusqu'à 3 millions d'emplois en France à l'horizon 2025. Les journalistes Philippe Escande (Le Monde) et Sandrine Cassini (Les Echos) vont plus loin estimant qu'à moyen terme, un emploi sur trois pourrait disparaître (3). Plus pessimiste encore, Daniel Cohen reprend, pour sa part, une étude de deux chercheurs d'Oxford arguant que 47% des emplois sont menacés de numérisation !

Comptables, auditeurs, vendeurs ou agents immobiliers, les professions dites intermédiaires sont particulièrement visées. Les individus situés aux deux extrémités de l'échelle sociale s'en sortent mieux. Selon la même étude, les professions requérant une intelligence créatrice, sociale ou affective comme les écrivains, les psychanalystes, les prêtres - des métiers de niche ! - de même que celles nécessitant une bonne coordination sensori-motrice seront épargnées. Si un ordinateur doté d'intelligence artificielle peut réussir le test de Turing (se faire passer pour un humain dans une conversation) ou gagner aux échecs et à Jeopardy face aux champions de ces disciplines, « il lui est très difficile de battre un enfant de deux ans lorsqu'il s'agit de taper dans un ballon », illustre Daniel Cohen.

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Les chauffeurs routiers sur le bord de la route

Mais cela ne s'arrêtera pas là. Bruno Teboul estime que l'uberisation en cours prépare une mutation plus profonde, qui va progressivement se transformer en une numérisation totale de l'économie et des acteurs économiques dans leur ensemble. Un véritable tsunami. Il donne, pour exemple, les secteurs du commerce de détail et de la logistique jusqu'à présent grands pourvoyeurs de jobs peu qualifiés. Mais « les activités des manutentionnaires, caissières, et autres vendeurs sont appelées à être progressivement « computérisées » via les services de self-scanning et de self-payment, les magasins augmentés et les entrepôts robotisés. »

L'autonomisation augmentée des machines aura aussi un fort impact sur le secteur des transports. Si le patron Uber ne cache pas son dessein de remplacer les chauffeurs de ses VTC par des voitures autonomes, les poids lourds sont aussi concernés. « Le seul secteur des « trucks » aux Etats-Unis, du fait de l'irruption des « autonomous trucks » mettrait au pilori près de 5,5 millions d'emplois à l'horizon 2025 », avance Bruno Teboul. Sur la même ligne que Daniel Cohen, il note que le phénomène affecte aussi tout particulièrement la classe moyenne qui évolue dans l'administratif et le tertiaire, voire certaines professions libérales.

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Daimler travaille sur des camions autonomes. La législation impose pour l'instant un chauffeur... pour l'instant.

Cols bleus et cols blancs, même combat

Les cols blancs ne sont pas épargnés non plus. De nouvelles formes d'intelligence artificielle seront à même de remplir des tâches cognitives complexes. « Déjà, des professions intellectuelles, comme les avocats, les huissiers de justice ou encore les notaires se font « disruptées » par l'entremise de startups telles que Testamento, DemanderJustice.com... », observe Bruno Teboul. Et demain, Watson, le supercalculateur cognitif d'IBM, pourra s'improviser juriste en ingurgitant tous les codes et jurisprudences.

En attendant, Watson joue au docteur et collabore avec plusieurs centres hospitaliers américains pour diagnostiquer les cancers. Pour le Dr Guy Vallancien (4), cette intelligence artificielle aidera aussi les médecins de ville à établir un diagnostic en fonction du profil génétique d'un patient, son hygiène de vie mais aussi son environnement familial ou socio-professionnel. Avec la télémédecine et la chirurgie robotique, le numérique est déjà entré dans les blocs opératoires.

Une lutte des classes version XXIème siècle

Par son ampleur, cette numérisation de notre économie introduira une nouvelle division du travail. Elle entraînera ce que Bruno Teboul appelle un robotariat, « où les salariés peu qualifiés, peu diplômés, ainsi que les professions intermédiaires se verront remplacer par des machines intelligentes et augmentées, non soumises aux horaires de travail, non rémunérées, ne prenant ni congés ni arrêt maladie, exemptes de tout stress ou de toute forme de pénibilité au travail ». Ce ne sont plus machines qui tombent en panne, ce sont les hommes eux-mêmes (burn-out), renchérit Daniel Cohen.

Face à ce chômage technologique de masse qui se dessine, le futuriste américain Martin Ford, par ailleurs startupper dans la Silicon Valley, plaide pour un revenu de base universel que les gouvernements verseraient à leurs citoyens et qui serait proportionnel à leur niveau d'éducation.

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D'ores et déjà, l'économie du numérique précarise le marché de l'emploi en faisant appel à un grand nombre de développeurs et graphistes en freelance, quand il ne s'agit pas d'ouvriers du web payés à la micro-tâche (le concept de « turc mécanique » d'Amazon ou Mechanical Turk).

Quant aux internautes, ils travaillent, gratuitement et à leur insu, à faire la fortune des milliardaires du web. Ce que les sociologues Antonio Casilli et Dominique Cardon nomment le « digital labor » (5) A savoir la captation par les entreprises du web de la valeur générée par nos activités en ligne : like, tweets, recommandations, commentaires, historiques de recherches, photos publiées...

80 % de la population au chômage ?

Comme dans toute lutte des classes, une classe dominante se formera, composée de « technoscientifiques », et que Bruno Teboul appelle « le nouvel élitariat ». Dans ce monde qui se dessine, « seules les formations académiques transdisciplinaires longues et difficiles n'auront de sens pour appréhender cette nouvelle ère des machines cognitives et cet enchevêtrement des sciences et des technologies de la complexité. Réservées à une minorité, les emplois qui en découleront seront tout aussi rares et ne compenseront nullement les emplois précarisés et détruits... »

Une vision apocalyptique qui relève de la fiction ? En parlant de fiction, une nouvelle série TV se tourne à Paris. Baptisée Trepalium, elle sera diffusée sur Arte à la fin de l'année. Le pitch : dans un futur proche, le chômage s'est répandu jusqu'à toucher 80% de la population. Un mur d'enceinte sépare ces « zonards » des 20% restants, les « actifs ».



Références
  • (1) Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, août 2015
  • (2) L'Uberisation = économie déchirée ?, Editions Kawa, mai 2015
  • (3) Bienvenue dans le capitalisme 3.0, Albin Michel, octobre 2015
  • (4) La médecine sans médecin ?, Gallimard, avril 2015
  • (5) Rise of the robots : Technology and the threat of a jobless future, Basic Books, mai 2015
  • (6) Qu'est-ce que le digital labor ? Ina Editions, juin 2015.
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